On me posait de plus en plus de questions absurdes. J’étais juste en train de pénétrer dans l’univers de la poterie Ming quand un message apparaissait sur le terminal pour me dire que quelqu’un désirait savoir quels étaient les rapports entre la longueur de la barbe des hommes, celle des jupes et le prix de l’or. Mais j’avais cessé de m’étonner. Avec le Patron, tout peut arriver. Pourtant, cette dernière question me paraissait encore plus stupide que les autres. Pourquoi devait-il exister un quelconque rapport ? La barbe des hommes ne m’avait jamais intéressée le moins du monde. C’est souvent dur, sale et ça pique. Quant aux jupes des femmes, je connaissais encore moins de détails.
Mais on m’avait appris à ne pas esquiver les questions, même si elles me semblaient totalement absurdes. Pour celle-là, donc, j’ai fait appel à toutes les archives, à toutes les données, en programmant les associations les plus improbables.
Ensuite, j’ai demandé à la machine de classer toutes les informations par catégories.
Du diable si je n’arrivais pas à trouver un quelconque rapport !
Au fur et à mesure que les informations me parvenaient, j’ai pris conscience que le seul moyen d’en tirer parti était de demander à l’ordinateur de me projeter un graphique en trois dimensions et en couleurs. C’était très beau ! Impossible de savoir comment ces trois variables pouvaient coïncider, mais c’était pourtant le cas. Et j’ai fini ma journée en modifiant les échelles. X par rapport à Y, par rapport à Z selon différentes combinaisons. Augmentation, diminution, rotation… Je cherchais d’éventuelles relations cycloïdiques au-delà des plus apparentes. J’ai remarqué une double courbe sinusoïdale qui ne cessait d’apparaître à chaque rotation de l’holo. Et soudain, sans raison particulière, j’ai décidé de soustraire la ligne double des taches solaires.
Eurêka ! C’était tout à coup aussi net et absolu qu’une poterie Ming ! Avant l’heure du dîner, j’avais mon équation. Une simple ligne qui résumait toutes les données idiotes que j’avais tirées du terminal pendant cinq jours. J’ai composé le code du chef, enregistré l’équation, plus quelques variables sans commentaire. Je voulais obliger ce petit plaisantin anonyme à me demander mon opinion personnelle.
J’ai reçu la réponse que je méritais : Aucune question.
J’ai continué à jouer des variations sur ce thème pendant toute la journée suivante. Je choisissais un groupe de telle ou telle année et, en observant les visages barbus des mâles et les jambes des femmes, je parvins à déterminer avec suffisamment de précision les variations du taux de l’or par rapport au cycle des taches solaires et – ce qui était le plus surprenant – la stabilité des structures politiques.
La sonnerie de mon terminal a retenti. Pas de visage sur l’écran. Juste un message : Le centre opérationnel demande analyse immédiate de la possibilité que les épidémies de peste des VIe, XIVe et XVIIe siècles aient été la conséquence d’une conspiration politique.
Fichtre !
Tout à coup, j’avais l’impression d’être tombée au milieu d’une bande de joyeux dingues.
D’accord ! La question que l’on me posait était tellement complexe qu’il me faudrait peut-être rester seule un bon bout de temps pour l’étudier. Ça me convenait tout à fait.
J’ai commencé par un listing de tous les sujets qui me venaient à l’esprit : peste, épidémiologie, poux, rats, Daniel Defoe, Isaac Newton, conspirations, franc-maçonnerie, rosicruciens, Kennedy, Oswald, Booth[16], Pearl Harbor, la grippe espagnole, la peste bubonique, etc.
En trois jours, ma liste était devenue dix fois plus longue.
En une semaine, je pris conscience qu’une vie entière ne saurait suffire à explorer le sujet. Mais on m’avait demandé de le faire. Quant à « l’analyse immédiate »… Je décidai de travailler consciencieusement au moins cinquante heures par semaine mais à mon gré et à mon rythme, sans que nul ne me tanne… A moins que quelqu’un ne se manifeste pour m’expliquer face à face pourquoi je devais forcer le train et travailler différemment.
Ça se passa bien pendant des semaines.
Je fus réveillée au beau milieu de la nuit par mon terminal. C’était la sonnerie d’urgence. Je l’avais éteint comme d’habitude en allant me coucher. Pour une fois, j’étais seule.
— D’accord, d’accord, ai-je répondu d’une voix endormie. Parlez et dites-moi quelque chose de vraiment passionnant.
Pas d’image. Mais la voix était celle du Patron.
— Vendredi, pour quand prévoyez-vous la prochaine épidémie de peste noire ?
— Dans trois ans. En avril. Elle éclatera à Bombay et se répandra immédiatement sur le monde. Et sur les autres planètes au premier transfert.
— Merci. Et bonne nuit.
J’ai replongé ma tête dans l’oreiller et je me suis rendormie aussitôt.
Comme à l’accoutumée, je me suis réveillée à sept heures, je suis restée un moment sans bouger dans mon lit et je me suis dit que oui, c’était bien le Patron qui m’avait appelée durant la nuit et à qui j’avais donné cette réponse absurde.
(Allez, Vendredi, maintenant, il faut grimper les Treize Marches.)
J’ai composé le « un local ».
— Ici Vendredi, Patron. C’est à propos de ce que je vous ai dit cette nuit. Je plaide la folie momentanée.
— Pas du tout. Venez me voir à dix heures quinze.
J’ai résisté à la tentation de passer les trois heures qui me restaient dans la position du lotus et égrenant un chapelet. Mais j’ai la ferme conviction que l’on ne doit pas attendre la fin du monde le ventre vide. Ce matin-là, justement, il y avait des figues fraîches avec de la crème, du corned-beef aux œufs pochés, et des muffins anglais avec de la véritable marmelade d’oranges de la Knot’s Berry Farm. Du lait frais. Et du café de Colombie. Je me sentis tellement mieux après avoir goûté de tout ça que je passai une heure à essayer d’établir une relation mathématique entre l’histoire de la peste et la date qui avait surgi comme ça dans ma cervelle endormie. Je n’en trouvai aucune mais, quand même, je commençais à discerner une vague forme dans la courbe dont je disposais quand le terminal a sonné pour m’avertir que l’heure du rendez-vous était dans trois minutes.
J’étais prête. Sauf que j’avais résisté à l’envie de me faire couper les cheveux.
— Vendredi au rapport, monsieur.
Je n’avais pas une seconde de retard.
— Asseyez-vous. Pourquoi Bombay ? J’aurais plutôt pensé à Calcutta…
— C’est probablement lié au régime des moussons. Les puces, par exemple, ne peuvent pas supporter la chaleur et la sécheresse. Parce que leur corps est composé d’eau à quatre-vingts pour cent. En dessous de soixante, la puce meurt. Donc, un temps sec et chaud n’est pas favorable à la propagation d’une épidémie. Mais, Patron, tout cela n’a pas de sens. C’est absurde. Vous me réveillez en plein milieu de la nuit pour me poser une question idiote à laquelle je donne une réponse idiote sans vraiment avoir conscience de ce que je raconte. J’ai probablement pris ça dans un rêve… Vous savez, j’ai fait des cauchemars à propos de la peste noire et il y a vraiment eu une épidémie qui s’est propagée à partir de Bombay. En 1896…
— Pas aussi grave que le type Hong Kong, trois ans plus tard. Vendredi, la section analytique du Centre opérationnel dit que la prochaine épidémie de peste noire ne commencera qu’un an après vos prévisions. Et pas à Bombay, mais à Djakarta et à Hô Chi Minh City.