— Mais c’est totalement absurde ! Désolée, monsieur, mais je crois que j’étais encore dans mon cauchemar. Patron, est-ce que je ne pourrais pas étudier des choses plus agréables que les rats, les puces et la peste noire ? Je vais finir par ne plus dormir.
— Vous le pouvez. Pour la peste, c’est fini.
— Bravo !
— A moins que votre exceptionnelle curiosité intellectuelle ne fasse apparaître des prolongements nouveaux. C’est aux Opérations de s’en occuper à présent. Mais ils tiendront compte de vos prévisions et non des analyses mathématiques qui ont été faites.
— Je le répète : ce que je vous ai dit est dépourvu de sens, Patron.
— Vendredi, votre plus grande faiblesse, c’est que vous n’avez pas conscience de votre force. Est-ce que nous n’aurions pas l’air de crétins si l’épidémie éclatait un an avant la date qu’ils ont prévue ? Ce serait une catastrophe. Non, un an d’avance pour les mesures de prophylaxie, ça ne fera de mal à personne, bien au contraire…
— Est-ce que nous allons vraiment tenter d’empêcher l’épidémie ? (Durant toute l’histoire, les gens ont combattu les rats et les puces.)
— Grands dieux, non ! Ce serait d’ailleurs un contrat beaucoup trop important pour notre organisation. Et je n’accepte jamais les contrats trop importants. Ensuite, d’un point de vue strictement humanitaire, il n’est pas très opportun de neutraliser un processus normal de dépopulation. La peste est une chose abominable mais rapide. La famine est tout aussi efficace… mais ô combien plus lente et cruelle…
Il a fait une grimace avant de reprendre :
— Non, le rôle de notre organisation se limitera à empêcher Pasteurella pestis de quitter cette planète. Comment nous y prendre ? Répondez-moi immédiatement.
(Ridicule ! N’importe quel service de santé, placé devant ce dilemme, aurait déboursé des fonds de recherche, mis au point un programme avec un délai de cinq ans pour une recherche cohérente…)
J’ai répondu instantanément :
— Faites-les exploser.
— Les colonies spatiales ? Ça me semble une solution pour le moins radicale.
— Non, les puces. Pendant les guerres planétaires du XXe siècle, quelqu’un a découvert qu’on pouvait tuer les puces et les poux en les amenant à haute altitude. Ils explosent. A cinq mille mètres environ, si je me souviens bien, mais on peut vérifier par expérience. J’ai pensé à cela parce que j’ai remarqué que la Station de la Vrille du mont Kenya était située au-dessus de cette altitude critique. Et tout le trafic spatial, ou presque, passe aujourd’hui par la Vrille. Ou bien il y a encore la méthode plus simple de la chaleur et de la sécheresse – mais elle n’est pas aussi rapide. En tout cas, Patron, l’élément essentiel, c’est qu’il ne faut faire absolument aucune exception. Un seul cas d’immunité diplomatique ou de VIP échappant aux contrôles, et c’est cuit. Un petit toutou, un minet, des souris blanches… En cas de forme pneumonique, Ell-Cinq deviendra une cité fantôme en une semaine. Ou Luna City.
— Si je n’avais pas autre chose à vous confier, c’est vous qui vous en occuperiez, Vendredi. Et les rats ?
— Je ne veux plus rien avoir à faire avec tout ça, Patron. Mais tuer un rat, ce n’est pas un vrai problème. On le met dans un sac. On le passe à la hache. On tire dessus. On le met dans l’eau, puis on fait brûler le tout. Pendant ce temps, sa compagne aura donné douze petits ratons pour le remplacer. Patron, vous savez bien que nous n’avons jamais pu venir à bout des rats. Dès que nous relâchons le combat, ils se multiplient et ils reviennent. (J’ai ajouté d’un ton aigre :) Je crois qu’ils sont nos successeurs.
Cette histoire de peste m’avait vraiment déprimée, je crois.
— Expliquez-vous.
— Si l’Homo Sapiens ne s’en sort pas, s’il continue à chercher à se détruire, les rats sont prêts à prendre sa place.
— Billevesées. Pure idiotie. Je pense que vous exagérez la volonté de mort des humains. Nous avons disposé des moyens de nous suicider depuis de nombreuses générations et ces moyens ont été en bien des mains. Rien n’est arrivé. D’abord, pour nous remplacer, les rats auraient besoin de cerveaux beaucoup plus développés, de corps capables de les supporter. Ils devraient apprendre à se déplacer sur deux pattes et à utiliser leurs pattes antérieures pour manipuler les objets. Et il leur faudrait un cortex bien plus important pour contrôler tout cela. Pour remplacer l’homme, n’importe quelle autre espèce doit devenir comme l’homme. Mais n’en parlons plus. Avant d’abandonner le sujet de la peste, quelles sont vos conclusions à propos de la théorie des conspirations politiques ?
— Ce concept est inepte. Vous avez précisé le VIe, le XIVe et le XVIIe siècle… Ce qui implique des caravanes, des bateaux, et pas la moindre connaissance dans le domaine de la bactériologie. L’abominable Dr Fu Manchu élevant des millions de rats et donc de puces dans sa retraite bien cachée… Supposons que les rats soient infestés de bacilles, comme ça, sans connaissances théoriques… Comment atteindra-t-il sa cible ? Par bateau ? En quelques jours de voyage, tous les rats auront crevé et l’équipage sera mort. Encore plus difficile par voie de terre. Non, pour qu’une telle conspiration aboutisse à ces époques, il aurait fallu toute la science moderne et donc une très grosse machine à voyager dans le temps. Patron, qui a pu poser une question aussi idiote ?
— Moi.
— Je me disais bien que ça vous ressemblait. Mais pourquoi ?
— Cela vous a amenée à étudier le sujet selon un angle bien plus large, non ?
— Eh bien… (J’avais passé plus de temps à étudier l’histoire politique que la maladie elle-même.) Oui, je le suppose.
— Vous le savez très bien.
— Oui, admettons. Patron, il n’existe aucune épidémie bizarre ressemblant à une conspiration. Ou bien alors, nous avons trop de documents qui se contredisent. S’il y a eu conspiration dans le passé, disons il y a une génération ou plus, il devient impossible de faire toute la vérité. Est-ce que vous avez entendu parler de John Fitzgerald Kennedy ?
— Oui. C’était un chef d’État de la Fédération. Elle se situait alors entre le Canada – le Canada britannique et le Québec – et le royaume du Mexique. Il a été assassiné.
— Oui, c’est lui. Il a été tué devant des centaines de témoins et tout a été enregistré, avant, pendant, après. Toutes ces preuves ont abouti à ceci : personne n’a jamais su qui l’avait tué, combien de personnes avaient tiré sur lui, pourquoi et, s’il y avait eu conspiration, qui avait fait partie de cette conspiration. On ne peut même pas avoir la certitude que le meurtre ait été préparé à l’étranger ou dans le pays. Patron, vous voyez bien que si l’on n’arrive pas à faire la lumière sur un assassinat aussi récent et à propos duquel on a tellement enquêté, nous n’avons que peu de chances de connaître les détails de ce qui a pu se passer sous Jules César, non ? Tout ce que l’on peut dire, c’est que les gens qui étaient au pouvoir ont écrit la version que l’on trouve dans les livres d’histoire. Ce n’est pas plus valable ou honnête qu’une autobiographie.
— Vendredi, généralement, une autobiographie se doit d’être sincère et honnête !
— Pardon ? Qu’est-ce que vous avez fumé, Patron ?
— Ça suffit. Une autobiographie est généralement honnête mais elle n’est jamais exacte.
— Tout ça m’échappe un peu.
— Pensez-y, Vendredi, je ne peux pas vous consacrer plus de temps aujourd’hui : vous bavardez trop et vous changez sans cesse de sujet. Vous êtes donc priée de tenir votre langue pendant que je vous expose certaines choses importantes. Vous travaillez désormais en permanence pour l’état-major. Vous avez pris de l’âge, vos réflexes se sont un peu ralentis. Je ne veux plus vous risquer sur le terrain…