— Mais je ne me plains pas !
— Silence ! Il ne faut pas que vous rouilliez. Passez un peu moins de temps devant la console et un peu plus en exercices. Un jour, vos réflexes améliorés vous sauveront encore une fois la vie. Et pas seulement la vôtre. Entre-temps, pensez un peu au jour où il vous faudra conduire votre existence sans aide. Vous devriez quitter cette planète. Elle n’a plus rien à vous donner. La balkanisation de l’Amérique du Nord a mis un terme à notre ultime chance d’éviter le déclin de la civilisation de la Renaissance. Vous devriez penser non seulement aux mondes du système solaire, mais à ceux qui se trouvent au-delà, dans les autres systèmes. On y trouve des planètes primitives aussi bien que les plus évoluées. Vous devriez vous enquérir des conditions d’immigration pour chacune d’elles. Vous aurez besoin d’argent. Voulez-vous que mes agents récupèrent les fonds qui vous ont été soustraits en Nouvelle-Zélande ?
— Comment savez-vous cela ?
— Allons, allons ! Nous ne sommes pas des enfants !
— Est-ce que j’ai le droit de réfléchir auparavant ?
— Mais oui. A propos de ce projet d’émigration, je vous conseille d’écarter définitivement la planète Olympia. Sinon, je n’ai pas d’autres directives à vous donner. Quand j’étais plus jeune, je pensais pouvoir changer le monde. Ce n’est plus le cas à présent mais, pour des raisons émotionnelles qui me sont propres, je dois continuer de me battre. Mais vous, Vendredi, vous êtes jeune et vos liens affectifs avec l’humanité sont lâches. Jamais je n’aurais évoqué cela avant que vous n’ayez rompu toute attache avec les êtres qui vous étaient chers, en Nouvelle-Zélande…
— Mais je n’ai rien rompu du tout ! On m’a foutue à la porte à coups de pied dans le cul, oui !
— D’accord. Vous avez deux missions dans l’immédiat : étudier le complexe Shipstone et ses connexions extérieures. Ensuite, la prochaine fois que nous nous verrons, je veux que vous me disiez très exactement comment repérer une société malade. C’est tout.
Le Patron se tourna vers sa console comme si je n’existais plus. Je me suis levée mais je n’avais pas l’intention de me voir donner congé comme ça. Il ne m’avait pas laissé une seconde pour poser certaines questions importantes.
— Patron, est-ce que je n’ai pas de mission plus précise ? Je veux dire, je dois seulement étudier des hypothèses qui ne débouchent sur rien ?
— Tout cela débouche sur quelque chose. Et votre mission est précise. D’abord, étudier. Ensuite, vous réveiller au milieu de la nuit pour répondre à des questions absurdes.
— Et rien que cela ?
— Qu’est-ce que vous voulez ? Des anges, des trompettes ?
— Eh bien… peut-être un simple travail. J’étais un courrier. Qu’est-ce que je suis au juste maintenant ? Le bouffon du roi ?
— Vendredi, j’ai l’impression que vous prenez une tournure de pensée désagréablement bureaucratique. Un simple travail ! Vous êtes à présent une analyste intuitive dépendant du quartier général et vous n’adresserez vos rapports qu’à moi seul. Ce qui suppose une obligation formelle et absolue : il vous est interdit de discuter de tout sujet sérieux avec n’importe quel membre de la section analytique. Vous pouvez coucher avec n’importe lequel ou laquelle d’entre eux, mais votre conversation devra être limitée aux sujets les plus banals.
— Patron, il m’arrive de souhaiter que vous n’ayez pas passé autant de temps sous mon lit !
— Ce n’était que dans le souci de protéger notre organisation. Vendredi, vous savez parfaitement que l’absence d’Yeux et d’Oreilles signifie qu’ils sont dissimulés. Croyez-moi : je protège et je protégerai l’organisation sans vergogne.
— Ça, je n’en doute pas. Patron, une dernière question : qui est derrière le Jeudi Rouge ? Et est-ce qu’il y en aura un quatrième ? Que signifie tout cela ?
— Réfléchissez-y vous-même. Si je vous le disais, ce ne serait pas pareil. Non, étudiez la question à fond et il se peut qu’une nuit, quand vous serez profondément endormie et seule, je vous demande la réponse. Alors, vous saurez.
— Pour l’amour de Dieu ! Est-ce que vous savez toujours quand je dors seule ?
— Toujours. Et maintenant, disparaissez.
23
En quittant le saint des saints, j’ai rencontré Goldie qui arrivait. J’étais encore sous le coup de la colère et je lui ai juste adressé un signe de tête. Ce n’est pas que j’avais quoi que ce soit contre Goldie. Le Patron ! Qu’il aille au diable ! Sale voyeur arrogant et dominateur ! J’ai regagné ma chambre et je me suis remise au travail, juste pour essayer de me calmer.
J’ai composé les noms et les adresses de toutes les sociétés Shipstone. Pendant qu’ils passaient en imprimante, j’ai demandé les histoires existant sur le complexe. L’ordinateur m’en a donné deux, une histoire officielle de la société combinée avec une biographie de Daniel Shipstone, et une histoire non officielle qualifiée de « scandaleuse ».
Puis il m’a suggéré d’autres sources d’information.
J’ai demandé au terminal de m’imprimer les deux ouvrages ainsi que les textes émanant d’autres sources s’ils ne dépassaient pas quatre mille mots, qu’ils soient ou non résumés. Puis j’ai consulté la liste des sociétés :
Daniel Shipstone Estate, Inc. Shipstone Never-Never
Muriel Shipstone Memorial Shipstone Ell-Quatre
Research Labotories Shipstone Ell-Cinq
Shipstone Tempe Shipstone Stationnaire
Shipstone Gobi Shipstone Tycho
Shipstone Aden Shipstone Ares
Shipstone Sahara Shipstone Deep Water
Shipstone Africa Shipstone Unltd, Ltd.
Shipstone Death Valley Sears-Montgomery, Inc.
ShipstoneKarroo Fondation Prométhée
Coca-Cola Holding Co Ecole Billy Shipstone pour les enfants handicapés
Interworld Transport Corporation
Jack et le Haricot Géant, Pty[17] . Réserve naturelle de Wolf Creek Pass
Morgan Associates Refuge naturel d’Año Nuevo
Société coloniale des Systèmes extérieurs Ecole et musée Shipstone des Arts visuels
En parcourant cette liste, j’ai éprouvé un enthousiasme très mitigé. Je savais que le trust Shipstone était plus qu’important – qui ne dispose pas d’une dizaine de Shipstones à portée de la main ? Sans compter les gros éléments, dans les fondations de nos maisons ? Mais, soudain, il réapparaissait que l’étude de ce monstre pouvait me prendre la vie entière. Et les Shipstones ne me passionnaient plus particulièrement.
J’étais en train de ruminer sur tout ça quand Goldie est venue me dire en passant qu’il était temps d’aller grignoter un bout.
— Et on m’a aussi donné des instructions pour que tu ne passes pas plus de huit heures par jour devant ton terminal et que tu profites de ton week-end chaque semaine.
— Vraiment ? Quel vieux tyran !
Nous nous sommes dirigées vers le réfectoire.
— Vendredi…
— Oui, Goldie ?…
— Tu trouves que le Maître est plutôt difficile à vivre, n’est-ce pas ?
— Non. Toujours impossible. Constamment.
— Mmm… oui, sans doute. Mais tu ignores peut-être qu’il vit dans une constante souffrance. Et il ne se drogue plus.
17