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Nous avons fait quelques pas en silence tandis que je digérais cette information.

— Goldie… qu’est-ce qui ne va pas chez lui ?

— Rien, en réalité. Je dirais même qu’il est en bonne santé. Du moins pour son âge…

— Et quel âge a-t-il ?

— Je ne le sais pas vraiment. D’après tout ce que j’ai pu rassembler, il devrait avoir dépassé la centaine. Mais je ne pourrais dire de combien d’années exactement.

— Oh non ! Goldie, quand j’ai commencé à travailler pour lui, il devait avoir à peine dépassé les soixante-dix ans. Il avait déjà des cannes pour marcher mais il était très en forme. Il se déplaçait presque aussi vite que n’importe qui.

— Ma foi… ce n’est pas très important. Mais tu ne devrais pas perdre de vue qu’il n’est pas facile. S’il te fait de la peine, c’est à cause de ce qu’il ressent. En tout cas, je dois dire qu’il a la plus haute estime pour toi…

— Qu’est-ce qui te le fait croire ?

— Ah, ça suffit ! J’ai suffisamment parlé de mon vieux malade… Mangeons un bout…

Je me suis penchée sur le complexe Shipstone en évitant d’étudier les Shipstones. Ce que je veux dire, c’est que le seul moyen de comprendre cela, c’est de retourner à l’école, de se spécialiser en physique, de se plonger dans l’étude des plasmas, de se faire engager par une des sociétés dépendant de la Shipstone et de se montrer si dévoué, si brillant, si loyal que l’on finit par se retrouver dans les plus hauts étages de la fabrication.

Pour cette belle ascension, il faut compter une bonne vingtaine d’années et j’aurais dû commencer vers dix ans. J’estimais donc que le Patron n’avait certainement pas prévu ce genre d’itinéraire pour moi.

Maintenant, voyons un peu la propagande, officielle ou non :

Prométhée, un bref résumé accompagné d’une biographie concise des découvertes fondamentales de Daniel Thomas Shipstone, docteur en philosophie, diplômé de l’Académie militaire, docteur ès sciences, et de l’Association de bienfaisance qu’il fonda.

… ainsi le jeune Daniel Shipstone vit immédiatement que le problème de l’énergie ne résidait pas dans une réduction mais dans le transport. L’énergie est partout, autour de nous – dans la lumière solaire, le Vent, les torrents des montagnes, dans les gradients de température, le charbon, le pétrole, les minerais radioactifs, les plantes. Et tout particulièrement dans les profondeurs des océans et de l’espace. Là, l’énergie est disponible en quantités qui dépassent la raison humaine.

Ceux qui parlaient de « raréfaction des sources » et qui en appelaient à l’« économie d’énergie » ne comprenaient pas la situation. La manne céleste continuait de pleuvoir sur nous et nous n’avions besoin que d’un seau pour la recueillir. Encouragé par sa fidèle épouse Muriel – née Greentree – qui se remit au travail pour subvenir aux besoins de la famille, le jeune Shipstone démissionna de son poste à la Commission nucléaire pour devenir le génial inventeur que l’on connaît, le héros mythique américain par excellence. Après sept ans d’efforts et de privations, il avait mis au point, de ses seules mains, la première pile Shipstone. Il avait découvert que…

Ce qu’il avait découvert, c’était le moyen de stocker encore plus de kilowattheures dans un volume plus petit que tous ceux dont avaient pu rêver des générations d’ingénieurs avant lui. Parler de « pile améliorée », comme l’avaient fait certains journalistes de l’époque, c’était comparer une bombe H à un « superpétard ». Non, ce qu’avait réussi Shipstone, c’était la totale destruction de la plus importante industrie du monde occidental (si l’on excepte la fabrication de religions).

Pour la suite, il fallait puiser dans les histoires à scandales et les diverses sources indépendantes, car je n’avais pas la moindre confiance dans la version édifiante et sucrée de la société Shipstone. On attribuait à Muriel Shipstone les déclarations suivantes :

« Écoute, mon grand héros, tu ne vas pas déposer ce brevet. Qu’est-ce que ça te rapporterait ? Il durerait dix-sept ans tout au plus… et on n’en tiendrait même pas compte dans les trois quarts du monde. Si tu le déposais, tu peux être sûr que l’Edison, la Standard et les autres t’attaqueraient de toutes les façons possibles. Mais tu m’as dit toi-même que tu te faisais fort de leur apporter un de tes gadgets et que même avec la meilleure de leurs équipes de recherche, ils se casseraient le nez, que tout ce qu’ils pouvaient obtenir, c’est que ça leur pète à la figure. C’est bien ce que tu m’as dit, non ?

« Oui, bien sûr. S’ils ne savent pas comment insérer le…

« Chut ! Je ne veux rien savoir. Et tu sais que les murs ont des oreilles. Non, pas de déclarations fantaisistes : nous commençons à fabriquer, c’est tout. Là où l’énergie est la moins chère aujourd’hui. Où donc ?…»

L’auteur du pamphlet s’en prenait au monopole « cruel et inhumain » du complexe Shipstone sur les besoins essentiels des « pauvres gens de par le monde ». Ce qui n’était pas très évident à mes yeux. Ce que la Shipstone et toutes les sociétés qui en étaient issues avaient fait, c’était fournir en grande quantité et à bas prix ce qui avait été rare et coûteux… C’était ça, être cruel et inhumain ?

Les sociétés de la Shipstone n’ont aucun monopole sur l’énergie. Elles ne contrôlent pas le pétrole, ni l’uranium ou le charbon. Elles se contentent de louer des hectares de désert… mais il en reste encore bien assez pour le soleil. Quant à l’espace, c’est la même chose : il est techniquement impossible d’intercepter plus d’un pour cent de l’énergie solaire qui se perd dans l’orbite de la Lune. Faites le calcul vous-même, sinon vous ne me croirez pas.

Alors, où est donc le crime ?

a) Les sociétés Shipstone sont accusées de fournir de l’énergie à la race humaine à des prix très inférieurs à ceux de leurs concurrents.

b) Elles refusent obstinément et de façon très antidémocratique de partager leur secret sur le montage final d’une Shipstone.

Aux yeux de la population, cela constitue un crime capital. Mon terminal me fournit d’ailleurs un certain nombre d’articles à propos du « droit légitime des peuples à tout savoir », de l’« insolence des grands monopoles », et autres manifestations d’un courroux profond.

D’accord, le complexe Shipstone se présente comme un véritable dinosaure. Il fournit de l’énergie à bas prix à des milliards de gens qui en ont besoin, et de plus en plus au fil des années. Mais ce n’est pas un monopole parce qu’il ne possède en fait aucun pouvoir. Il se contente de stocker et d’expédier selon les nécessités. Les milliards de clients de la Shipstone pourraient la ruiner en l’espace d’une nuit en revenant aux sources d’énergie classiques : le charbon, le bois, le pétrole, l’uranium… Et en redistribuant cette énergie dans tous les continents par le cuivre, l’aluminium, dans des trains, des pétroliers, des containers…

Mais mon terminal me disait que personne ne souhaitait vraiment retourner aux jours anciens, quand le paysage avait été détérioré au-delà de toute limite, quand l’air avait été empoisonné, qu’il était devenu porteur d’agents cancérigènes et de poisons, quand la masse des ignorants était terrifiée par l’énergie nucléaire dont en fait elle ne savait rien, quand tout ce qui pouvait faire fonctionner les choses était rare et coûteux… Non, personne ne souhaitait sincèrement retrouver ce cher passé… Même les plus extrémistes des opposants au complexe n’avaient qu’un souci en tête : une énergie malléable et bon marché… Non, tout ce qu’ils désiraient, c’était que la Shipstone disparaisse.