« Le droit légitime des peuples à tout savoir…» A savoir quoi, bon Dieu ? Daniel Shipstone, nanti des plus hautes connaissances en physique et mathématiques, s’était mis tout seul au travail et il en avait bavé pendant sept ans pour découvrir une loi de la nature qui lui avait permis de construire sa première pile, sa première Shipstone.
N’importe qui aurait pu faire ce qu’il avait fait. Il n’avait même pas déposé un brevet. Les lois de la nature sont à la disposition de tous les hommes. C’est ce qu’avaient compris les Néanderthaliens, blottis les uns contre les autres dans le froid, dévorés par les parasites.
Non, dans ce cas précis, le « droit » des peuples évoquait le droit de quiconque à devenir pianiste de concert sans étudier le solfège.
Mais je n’ai pas réellement le droit de m’exprimer à ce propos : je ne suis pas humaine et je n’ai pas exactement les mêmes droits que les autres.
Que l’on préfère la version style saccharine de la société Shipstone ou la version vitriol de ses détracteurs, les faits essentiels concernant Daniel Shipstone restent les mêmes. Ils sont publics et indéniables. Mais ce qui me surprit vraiment (ce qui me choqua, en fait), ce fut ce que j’appris quand je me plongeai dans l’étude du management, de la direction et de la gestion.
Mon premier soupçon me vint en consultant la liste des sociétés dépendant de la Shipstone. Certaines ne portaient pas son nom… Il était même question de Coca-Cola…
Ian m’avait dit que l’Interworld avait été à la base de la destruction d’Acapulco. Est-ce que cela signifiait que les actionnaires de Daniel Shipstone avaient bel et bien décidé d’assassiner deux cent cinquante mille innocents ? Les mêmes personnes qui dirigeaient les meilleurs hôpitaux du monde pour les enfants handicapés ? Et Sears-Montgomery… Nom de Dieu, moi-même j’avais des actions de ces magasins ! Est-ce que j’étais pour autant partie prenante d’un meurtre qui avait été perpétré à Acapulco ?
J’ai demandé le display des interconnexions des différents conseils administratifs du complexe, des holdings et des filiales, des parts et des rôles. Les résultats que j’ai obtenus m’ont paru tellement stupéfiants que j’ai demandé le listing de tous les actionnaires détenant au moins un pour cent d’actions.
J’ai passé les trois jours suivants à jouer avec tout ça, à mettre les facteurs en ordre et à essayer de meilleurs moyens d’approche pour l’énorme masse d’informations qui affluait en réponse à mes deux questions.
Finalement, j’ai pu écrire mes conclusions :
a) Le complexe Shipstone n’est qu’une seule et même société. Il donne simplement l’illusion d’être réparti en vingt-huit entités différentes.
b) Les administrateurs et/ou les actionnaires du complexe détiennent le contrôle de tous les rouages des principales nations territoriales existant dans le système solaire.
c) Potentiellement, la Shipstone constitue un gouvernement à l’échelle planétaire (ou même solaire ?). Impossible d’établir si elle agit en contrôlant directement les diverses sociétés qui ne sont pas censées faire partie de l’empire Shipstone ou si elle se comporte ouvertement comme un pouvoir en place.
d) Tout ça me fait peur.
J’avais noté un détail concernant une filiale de la Shipstone – Morgan Associates – et j’ai demandé une liste des sociétés et des banques dépendantes. Je n’ai pas vraiment été surprise d’apprendre que la société dont je dépendais pour mes dépenses et mon crédit (la MasterCard de Californie) appartenait en fait à celle qui garantissait mes salaires (la Cèrès and South Africa Acceptances) et qu’elle avait ses équivalents : Maple Leaf, Visa, Crédit Québec, etc. Certes ce n’était pas vraiment nouveau : les théoriciens de la fiscalité avaient toujours prévu ce type de système, aussi loin que je me souvenais. Mais, dans ces circonstances, je ne voyais qu’une chose : tous ces conseils d’administration étaient en interconnexion, de même que les actionnaires.
J’ai obéi à une impulsion et j’ai demandé : « Qui te possède, toi ? »
Et j’ai obtenu comme réponse : « Programme nul. »
J’ai reformulé ma question avec les plus grandes précautions. L’ordinateur qui correspondait à ce terminal était particulièrement sophistiqué et, d’ordinaire, il s’arrangeait des formulations non orthodoxes. Mais il existe des limites à ce que l’on peut espérer des machines dans le domaine de la compréhension verbale. Une question comme celle-là exigeait une exactitude sémantique absolue.
Mais, de nouveau, j’ai eu droit à : « Programme nul. »
J’ai décidé de continuer à creuser cette idée. En posant la nouvelle question, j’ai suivi point par point la grammaire, le langage de l’ordinateur ainsi que son protocole :
« Qui est le propriétaire du traitement d’information dont tous les terminaux se trouvent au Canada britannique ? »
La réponse s’est affichée et a clignoté plusieurs fois avant de s’effacer – sans que je l’aie ordonné :
« Les informations requises ne se trouvent pas dans mes banques de mémoire. »
Cela m’a fait peur. J’ai laissé tomber, je suis allée nager et me mettre en quête d’un compagnon pour la nuit sans attendre qu’on vienne me le demander. J’étais surexcitée, je me sentais superseule et j’avais absolument besoin d’un corps chaud et vibrant contre le mien. Pour me « protéger » d’une machine intelligente qui refusait de me dire qui elle était vraiment.
Pendant le breakfast, le lendemain matin, le Patron me fit savoir que je devais le rejoindre à dix heures. J’ai obéi, quelque peu intriguée, pourtant, parce que je n’avais pas eu le temps d’accomplir mes deux missions : la Shipstone et les signes d’un déclin de la société.
Lorsque je suis arrivée, il m’a simplement tendu une lettre à l’ancienne, sous enveloppe, qui avait été transmise par des moyens matériels. Et je l’ai reconnue car c’était moi qui l’avais expédiée – à Janet et Ian. Le plus surprenant, cependant, c’est qu’elle se trouvait entre les mains du Patron, puisque j’avais utilisé une fausse adresse d’expéditeur. En l’examinant, je me suis aperçue qu’elle avait été réexpédiée à San José, au cabinet d’avocats qui m’avait servi de contact avec le Patron.
— Si vous voulez bien me la rendre, je l’enverrai au capitaine Tormey… quand je saurai où il se trouve.
— Eh bien… quand vous saurez où sont les Tormey, je pense que je leur écrirai une autre lettre. Celle-là ne veut pas dire grand-chose.
— C’est tout à votre honneur.
— Vous l’avez lue, Patron ? (Va au diable !)
— Je lis tout ce qui a été adressé au capitaine et à Mrs Tormey, ainsi qu’au Dr Perreault. Et ce, à leur demande.
— Je vois… (On ne me dit jamais rien, à moi !) Si j’ai écrit ça, avec cette fausse adresse et tout, c’est à cause de la police de Winnipeg. Elle aurait pu l’intercepter.
— C’est ce qui s’est passé sans aucun doute. Non, je pense que vous avez fait le nécessaire pour brouiller les pistes, Vendredi. Je regrette de ne pas vous avoir, dit que tout ce qui leur était adressé me parvenait immanquablement. Du moins ce que la police réexpédie. Vendredi, j’ignore où sont les Tormey, mais il me reste une ressource, une méthode de contact que je peux utiliser une fois seulement. Pour cela, il faut que la police abandonne toutes les charges retenues contre eux. Cela fait des semaines que j’attends. Et rien ne vient. J’en conclus donc que la police de Winnipeg tient à les inculper pour la disparition de ce lieutenant Dickey. Alors, je vous pose de nouveau la question : est-ce qu’il est possible que l’on retrouve le cadavre ?