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Nous sommes arrivés aux environs de dix heures parce que nous étions partis assez tard. Nous avions tous des démarches financières à faire. Pour ma part, j’avais dû me rendre à la MasterCard pour y déposer mon dernier versement.

En fait, telle avait été mon intention. Mais Mr. Chambers m’avait arrêtée net en me demandant d’un ton abrupt :

— Vous voulez vraiment que nous prélevions vos impôts là-dessus ?

Des impôts ? Quelle atroce suggestion ! Je n’en croyais pas mes oreilles.

— Qu’est-ce que cela signifie, Mr. Chambers ?

— Cela signifie : les impôts sur le revenu exigés par la Confédération. Si vous acceptez que nous nous en chargions, vous n’avez qu’à remplir le formulaire. Nous paierons la somme exigée et nous la déduirons de votre compte sans que cela vous crée le moindre ennui. Nous prélevons simplement une commission très minime. Sinon, vous pouvez faire vous-même les calculs nécessaires, remplir les formules et vous préparer à payer.

— Mais vous ne m’avez pas parlé de tout ça quand j’ai ouvert mon compte l’autre jour.

— Mais il s’agissait de la Loterie nationale ! Le lot vous appartient, entièrement ! C’est ce que veut la démocratie. Et puis, après tout, le gouvernement y trouve son compte puisque c’est lui qui est à la tête de la loterie…

— Je comprends. Mais combien prend-il ?

— Franchement, miss Baldwin, c’est au gouvernement que vous devriez poser cette question, pas à moi. Si vous voulez bien signer ici… je me chargerai moi-même de remplir le reste.

— Un instant. Que signifie cette « commission » ? Et l’impôt dont vous parlez est de combien ?

C’est comme ça que je suis partie sans effectuer mon versement et, une fois encore, ce pauvre Mr. Chambers en a été pour ses frais avec moi.

Même avec les lois bizarres de la Confédération californienne, je n’étais pas persuadée d’avoir à acquitter des impôts sur mes revenus. Ce que j’avais gagné, je l’avais fait hors du pays, et je ne voyais vraiment pas quels droits la Californie pouvait avoir sur mon salaire. Non, il me fallait un bon avocat bien véreux.

Je suis retournée au Hyatt. Goldie et Anna étaient absentes mais Burt était là. Je lui ai expliqué mon affaire parce que je savais qu’il s’était occupé de comptabilité et de logistique.

— C’est discutable. Tous les contrats passés avec le président étaient personnels et il était précisé qu’ils étaient « libres de toute taxe ». Dans l’Imperium, les pots-de-vin étaient d’ailleurs renégociés chaque année. Ici, je pense qu’il aurait fallu que Mr. Esposito – ou Mrs Wainwright – paie quelque chose. Tu devrais lui poser la question.

— Ça me ferait mal !

— Évidemment. Mais elle aurait dû avertir l’Eternal Revenue et payer ce qu’il y avait à payer – après avoir négocié avec eux, bien entendu. Peut-être qu’elle détourne une partie de l’argent, je ne sais pas… Mais, de toute façon, il te reste un passeport, non ?

— Bien sûr. Toujours.

— Alors, sers-t’en. C’est comme ça que nous allons jouer. Je ferai transférer mon argent quand je saurai où je dois atterrir. Entre-temps, il sera plus en sécurité sur la Lune.

— Burt, je suis presque certaine que Wainwright a la liste de tous les passeports. Tu crois qu’ils vont nous filtrer au départ ?

— Et alors ? Elle ne peut pas se permettre de donner sa liste aux confédérés sans être en règle elle-même. Non, tu vas payer la taxe habituelle et tu passeras sans problème.

Ça, c’était raisonnable. Je comprenais. Pendant un moment, j’avais été tellement indignée que j’avais cessé de raisonner comme un courrier professionnel.

Nous avons franchi la frontière de l’Etat Libre de Las Vegas à Dry Lake. Le commandant ne s’est arrêté que le temps de nous laisser présenter nos timbres d’émigration de la Confédération. Nous avions tous un passeport de rechange avec la petite prime à l’intérieur et ça s’est passé sans problème. Dans l’Etat Libre, il n’était plus question de pourboire : tous les visiteurs étaient les bienvenus.

Dix minutes après, nous nous inscrivions au Dunes, dans le même type de suite que nous avions eue à San José, si ce n’est qu’à Vegas on qualifiait cela d’« appartement orgie ». Ce qui n’avait rien d’évident. Un miroir au plafond et la présence d’Alka-Seltzer et d’aspirine dans la salle de bains ne justifient en rien ce nom. Mon instructeur en doxyologie en aurait ri. Mais je suppose que tout le monde n’a pas eu l’avantage de recevoir notre formation. Qui aurait pu leur apprendre tout ça ? Leurs parents ? Ce vieux tabou d’inceste si répandu parmi les humains est-il un tabou qui leur interdit même d’en parler ?

J’espère un jour pouvoir éclaircir toutes ces choses. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui ait pu me donner la réponse. Peut-être Janet le pourra-t-elle un jour…

Nous nous sommes retrouvés pour le dîner, puis Anna et Burt sont allés au casino pendant que Goldie et moi nous promenions dans Industrial Park. Burt nous avait déclaré que, avant de chercher du travail, il voulait libérer un peu la vapeur. Anna, elle, ne nous avait rien dit mais je pensais qu’elle avait sans doute décidé de prendre un peu de plaisir dans les coins chauds avant de reprendre sa carrière de grand-mère. Seule Goldie semblait vraiment décidée à trouver un emploi dès le premier jour. Pour ma part… eh bien, je voulais réfléchir d’abord.

Il était probable et presque certain que j’allais émigrer. C’était ce que voulait le Patron et cette seule raison me semblait suffisante. Mais en plus, en étudiant les symptômes du déclin des sociétés, ainsi qu’il me l’avait demandé, j’avais découvert certaines choses que je connaissais depuis longtemps sans les avoir analysées. Mais je n’ai jamais vraiment porté un regard critique sur les sociétés que j’ai connues. Il faut comprendre qu’un être artificiel est toujours plus ou moins un étranger. Jamais je n’appartiendrais à aucun pays. Pourquoi donc espérer ?

Mais, en me penchant sur la question à la demande du Patron, je m’étais aperçue que cette bonne vieille planète n’était pas particulièrement en bonne santé. La Nouvelle-Zélande reste un endroit agréable, de même que le Canada britannique, mais lorsqu’on les explore en profondeur, on détecte les mêmes signes de déclin que partout ailleurs.

Cependant, il ne fallait pas trop presser les choses. Changer de planète, on ne fait pas ça deux fois dans sa vie, à moins d’être fabuleusement riche, ce qui n’était pas mon cas. Je ne pouvais espérer être subventionnée que pour une seule émigration. J’avais donc intérêt à me choisir une très bonne planète parce que je n’aurais plus les moyens de revenir en arrière.

Et puis… où était donc Janet ?

Le Patron avait été en possession d’une adresse ou d’un code d’appel – pas moi !

Il avait une oreille dans la police de Winnipeg – pas moi !

Le Patron possédait un réseau de renseignements à l’échelle planétaire – pas moi !

Bien sûr, je pouvais faire quelques tentatives téléphoniques de temps en temps. Je pouvais entrer en contact avec l’ANZAC ou l’université de Manitoba. Oui, tout cela, je le ferais le temps venu. Je pouvais aussi insister sur ce code à Auckland, et même appeler l’université de Sydney.

Et si j’échouais, qu’est-ce que je pourrais bien faire de plus ? Je pouvais essayer d’aller à Sydney et de soudoyer quelqu’un pour avoir l’adresse du Pr Farnese. Mais ça coûterait cher. Je réalisais à présent que tous ces voyages qui avaient été si faciles dans le passé seraient désormais peut-être impossibles. Rallier la Nouvelle-Galles du Sud sans vol semi-balistique devait coûter une fortune. Il fallait prévoir le métro, le bateau et parcourir les trois quarts de la planète… Non, ce n’était ni facile ni bon marché.