Il y avait un endroit où j’étais certaine de les retrouver : la Station Stationnaire, tout en haut de la Vrille. Les cargos ne s’approchent pas de la Terre au-delà d’Ell-Quatre ou Ell-Cinq, c’est-à-dire qu’ils se placent sur l’orbite lunaire sans avoir les désagréments du puits gravifique de Luna. Mais les long-courriers abordent à la Station Stationnaire. C’est là qu’ils débarquent leurs passagers. Tous ceux des HyperSpaces : le Dirac, le Newton, le Forward et le Maxwell partent de la Station. C’est d’ailleurs là qu’ils sont révisés, et le complexe Shipstone y a une succursale destinée à l’origine à vendre de l’énergie aux vaisseaux et plus particulièrement aux gros vaisseaux.
Tous ceux qui arrivent ou qui partent se retrouvent à la Station. Rares sont ceux qui dorment à bord car la plupart ont envie de manger et de boire.
Je n’apprécie pas la Vrille et guère plus la Station. Si l’on excepte la vue toujours changeante et très spectaculaire de la Terre, elle n’a à offrir que des prix exorbitants et des chambres minuscules. Les variations de gravité y sont imprévues et pénibles, et vous avez toujours l’impression que votre bol de potage va vous arriver dans la figure la seconde d’après.
Mais, si l’on n’est pas trop regardant, il y a des jobs disponibles. Et je pouvais très bien y subsister le temps d’avoir une idée nette des possibilités des colonies.
J’avais même une petite chance de pouvoir doubler Fawcett en trouvant un engagement sur les HyperSpaces à partir de la Station. Traditionnellement, les vaisseaux engageaient du personnel à la dernière minute pour combler les défections. Si l’occasion se présentait, cette fois je ne me laisserais pas aller à la provocation et je postulerais pour un emploi de femme de chambre, de serveuse, d’hôtesse… pour autant que cela me permette d’être engagée pour le Grand Tour.
Et quand j’aurais choisi ma demeure entre les étoiles, j’espérais pouvoir y retourner sur le même vaisseau, mais en tant que passagère de première classe, mon billet payé selon la volonté capricieuse de mon père adoptif.
J’ai informé la propriétaire de mon petit trou de souris, puis j’ai expédié quelques problèmes avant de partir pour l’Afrique. L’Afrique… Est-ce qu’il fallait que je passe par Ascension ? Ou bien les vols SB avaient-ils repris ? L’Afrique me rappela brusquement Goldie, Anna, Burt et le bon Dr Krasny. Il fallait que j’arrive en Afrique avant eux. Il y avait probablement une guerre en préparation et il me fallait fuir cet endroit comme la peste.
La peste ! Il fallait que je prépare immédiatement un rapport pour Gloria Tomosawa et mes amis d’Ell-Cinq, Mr et Mrs Mortenson. Il me semblait peu probable que quiconque parvienne à les convaincre qu’une épidémie de peste noire allait éclater avant deux ans. Moi-même, d’abord, je n’y avais pas cru. Mais je pouvais toujours semer l’inquiétude dans l’esprit des gens responsables et espérer que des mesures seraient prises contre les rats, que les contrôles sanitaires seraient renforcés au passage des barrières d’Immigration et Santé. Ce qui pouvait permettre au moins de sauver Luna et certaines colonies.
C’était improbable, mais ça valait le coup d’essayer.
La dernière chose qu’il me restait à faire, c’était de tenter encore une fois de joindre mes amis. Jusqu’à ce que je revienne de la Station ou (on peut toujours espérer !) du Grand Tour, il me serait difficile d’appeler Sydney, ou Winnipeg.
A moins de disposer d’une fortune. J’avais appris depuis une date récente qu’il y avait une grande différence entre le fait de vouloir quelque chose et la possibilité de se l’offrir.
J’ai composé le code des Tormey à Winnipeg, déjà résignée à entendre l’habituelle déclaration de mise hors service.
Mais j’obtins presque aussitôt le Pirates Pizza Palace !
— Désolée. Je crois que je n’ai pas tapé le bon code.
J’ai recommencé, très lentement.
Une fois encore J’ai vu sur l’écran : Pirates Pizza Palace.
Cette fois, j’ai dit :
— Excusez-moi de vous déranger. J’appelle depuis l’Etat Libre de Las Vegas et j’essaie désespérément de joindre un ami à Winnipeg. J’ignore ce qui se passe.
— Vous avez composé quel code ? m’a demandé une voix très amicale.
Je le lui ai dit.
— C’est le bon code. Nous sommes la meilleure pizzeria du Canada britannique. Mais nous avons ouvert il y a dix jours tout juste. Peut-être ce code était-il celui de votre ami ?
J’ai admis que c’était possible, j’ai remercié et j’ai coupé la communication. J’ai réfléchi un instant avant d’appeler l’ANZAC de Winnipeg en maudissant ce pauvre petit terminal qui ne pouvait pas me donner la moindre image dès que j’appelais hors de Vegas. Pour quelqu’un qui essaie de jouer les détectives privés, c’est difficile. Quand j’ai eu l’ordinateur de l’ANZAC, j’ai demandé l’officier de service.
— Bonjour, je suis Vendredi Jones, une amie du commandant et de Mrs Tormey. Je suis de Nouvelle-Zélande. J’essaie de les joindre chez eux mais je n’y arrive pas. Je me disais que, peut-être, vous pourriez m’aider.
— Je crains que non.
— Vraiment ? Vous n’auriez même pas une petite idée ?
— Non, je suis désolée, mais le commandant Tormey a donné sa démission. Il a touché ses indemnités et sa pension. Je crois savoir qu’il a vendu sa maison. Il doit donc être parti. La seule adresse que nous ayons est celle de son beau-frère à l’université de Sydney. Mais nous ne pouvons vous la communiquer.
— Je crois que vous voulez parler du Pr Federico Farnese, du département de biologie.
— C’est exact. Je vois que vous le connaissez.
— Oui, Freddie et Betty sont de vieux amis. Je les ai connus alors qu’ils habitaient à Auckland. Eh bien, je crois que je vais attendre de rentrer chez moi pour appeler Freddie et savoir ce qu’il sait à propos de Ian. Merci pour votre aide.
— De rien. Quand vous aurez le commandant, dites-lui que l’officier navigant junior Pamela Heresford lui fait toutes ses amitiés.
— Je n’oublierai pas.
— Si vous revenez nous voir, j’ai de bonnes nouvelles pour vous. Les vols semi-B d’Auckland ont repris normalement Nous avons fait dix jours d’essais sur les cargos et nous sommes à présent certains qu’on ne peut plus saboter les appareils. Nous offrons un tarif spécial à moins quarante pour cent sur tous les vols. Nous voudrions bien récupérer tous nos vieux amis.
Je l’ai remerciée encore une fois mais je lui ai expliqué que, à partir de Vegas, il valait mieux que je parte de Vandenberg, puis j’ai coupé avant d’être obligée de me lancer dans d’autres mensonges.
Une fois encore, je me suis assise pour réfléchir à tout ça. A présent que les SB avaient repris, fallait-il d’abord que j’aille à Sydney ? Il existait un vol hebdomadaire Le Caire-Melbourne. S’il n’avait pas repris, il était peut-être possible d’emprunter le métro, puis les engins flotteurs en passant par Singapour, Rangoon, Delhi, Téhéran, Le Caire, puis Nairobi. Mais ce serait long, pénible, risqué, et je serais à la merci de n’importe quel conflit local. Je pourrais aussi bien me retrouver au Kenya sans le moindre sou pour prendre la Vrille.
Il restait une dernière ressource. Désespérée.
J’ai appelé Auckland et j’ai entendu sans surprise un ordinateur me déclarer que le code de Ian était annulé. J’ai vérifié l’heure qu’il était à Sydney, puis j’ai appelé l’université en composant directement le code du département de biologie sans passer par les services administratifs.