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Frederic Dard alias Frédéric

Charles Vengeance !

CHAPITRE PREMIER

Avis aux amateurs

Dudly était un vrai gangster. Il avait tué suffisamment de personnes et pillé assez de banques pour qu’on puisse sans l’ombre d’une hésitation le chercher dans la nomenclature des hors-la-loi de Detroit.

Contrairement à la tradition, il n’était pas né dans des faubourgs crapuleux, son père n’était pas un ivrogne invétéré et il n’avait jamais volé de pommes de terre à la vitrine des épiciers nègres pour se sustenter, car il n’avait jamais eu faim de sa vie.

Le père de Dudly était un fonctionnaire assez aisé. Il avait donné à son fils une solide instruction et rien ne laissait prévoir que le jeune Dudly deviendrait l’une des terreurs du Michigan.

Dudly se destinait au professorat. Il aimait les mathématiques et ses maîtres lui prédisaient un bel avenir.

C'était un garçon de petite taille, mais extrêmement large d’épaules. Sa silhouette évoquait avant tout un carré.

Il avait des cheveux noirs, frisés sur le front, des yeux bleus, profonds, dont l’étrange fixité incommodait, les lèvres humides du jouisseur et une lenteur du geste qui dénotait un esprit froid et méthodique.

Dudly n’aimait guère la société des filles. Il consacrait ses loisirs à l’étude. On le citait en exemple. On lui prédisait une carrière éblouissante. On le respectait comme on respecte les natures d’élite.

Et puis, un jour, le principal du collège s’aperçut que son coffre avait été forcé et qu’on avait dérobé les dix mille dollars représentant les versements annuels des pensionnaires.

Dudly avait disparu avec eux. Et on n’entendit plus parler de lui ni au collège ni chez lui pendant quatre ans.

Le jour où il revint sur la sellette, ce fut à l’occasion d’une attaque de banque à Grand Rapids. Précisément, l’un de ses anciens condisciples travaillait dans cette banque et le reconnut formellement comme étant le chef de la bande.

Dudly ne fut jamais inquiété par la police. La vie, pour ce mathématicien, était une espèce d’équation qu’il résolvait fort calmement. Il sut choisir des relations efficaces et les exploita toujours magistralement.

Il préparait ses coups avec un rare bonheur, élaguant préalablement les chemins par où il devait passer.

Il se fit vite dans le milieu une réputation de dur à cuire. Et c’en était un.

Son principe était de récompenser et de punir ceux qui le méritaient. Il récompensait et punissait grassement.

On l’avait surnommé « Serpent minute » à cause de la vivacité de ses ripostes. Lui faire une crasse équivalait à enjamber la fenêtre d’un quarantième étage. Au contraire, le type qui avait un bon mouvement en sa faveur voyait s’abolir les frontières du rêve.

Un jour, un flic de la route avait trouvé son chauffeur préféré, « Banane », en état d’ivresse. Banane avait festoyé avec des amis et il était tellement saoul qu’il était rentré dans une palissade et injuriait les passants, le flic y compris.

Reconnaissant le chauffeur de Dudly, ce dernier l’avait endormi d’un crochet au menton. Il s’était mis au volant de la Nash et l’avait ramenée chez le gangster.

Deux jours plus tard, il était nommé sergent.

Ce trait indique aussi nettement que sur un graphique combien Dudly avait développé le sentiment de la reconnaissance, et aussi combien il possédait de relations solides.

Il avait deux habitations : l’une à Detroit, un luxueux hôtel particulier, l’autre à quelques kilomètres plus au nord, sur les rives du lac Saint-Clair. Cette dernière était une coquette construction de style « chalet suisse », accrochée à un flanc de colline et entourée de sapins. Dudly y passait tous ses week-ends. Il aimait la campagne, le petit lac aux eaux sombres, les bois touffus.

Dans l’ombre verdâtre des sapins il projetait ses coups, les préparait comme un chef d’état-major prépare une bataille. La seule différence existant entre Dudly et un chef d’état-major, c’est qu’il ne livrait bataille que lorsqu’il était certain de la victoire. Il ne jouait que lorsqu’il connaissait à fond toutes les cartes du jeu, particulièrement celles de ses adversaires, y compris celles, toujours essentielles, du hasard !

* * *

La Nash filait bon train. Il n’existait pas deux chauffeurs comme Banane dans tout l’État.

Bien sûr, il avait tendance à trop lever le coude, mais, de sang-froid, c’était vraiment un superchampion du volant.

Dudly le regardait conduire et ne pouvait s’empêcher d’admirer la parfaite maîtrise du chauffeur, ses gestes efficaces et calmes.

Dudly s’acargnarda au fond de la voiture. Il faisait doux. Un soleil d’automne, délavé et nostalgique, mettait des écailles d’argent sur le lac.

La route était déserte.

— J’ai dit qu’on renouvelle la cave du Nid d’Aigle, fit Dudly.

— C’est fait, assura Banane sans se retourner. Mac a dû monter deux caisses de vin et une de whisky ce matin, je les ai mises moi-même dans la bagnole.

— Bien.

Dudly bâilla. Il se sentait heureux, bêtement, instinctivement heureux. Comme un chat doit l’être auprès du feu.

Il allait passer deux jours là-haut, au Nid d’Aigle, deux jours de farniente, sans tracas, sans préoccupations, deux jours pendant lesquels il allait flotter dans du tiède, du vague. Il y aurait du feu dans la grande cheminée de faïence dont il avait tracé lui-même le projet.

Il regarderait la danse magique des bûches, allongé en chien de fusil sur un canapé.

Il écouterait le trottinement de Mac, son boy chinois.

Mac cuisinait comme Banane conduisait. Or, comme tous les hommes intelligents, Dudly était terriblement gourmand.

De temps en temps il percevrait les coups de fusil de Banane chassant à travers bois.

Oui, ce serait un bon week-end tranquille.

Dudly gardait de son enfance moelleuse le goût des dimanches paisibles. Le goût du confort, des bonnes choses… Des goûts bourgeois, en somme ?

À Noël, il lui arrivait de commander un sapin et de le garnir lui-même, pour lui tout seul. Il passait alors le jour de « Christmas » le regard perdu dans les flammèches palpitantes des bougies multicolores, les scintillements des cheveux d’ange…

Il se baissa légèrement pour pouvoir découvrir sa propriété qui se dressait à l’extrémité d’un chemin tapissé de feuilles mortes.

— Curieux, grommela Banane ; les volets sont fermés.

Dudly se rembrunit. Il envoyait toujours Mac à l’avance pour tout préparer, car il avait horreur de débarquer dans une maison froide et déserte. Il voulait avoir l’illusion d’arriver dans un logis douillet où la vie ne s’interrompait jamais.

— À quelle heure Mac est-il parti ?

— Ce matin. Bien avant midi… Je lui ai fait le plein d’essence.

— Il avait des courses à faire ?

— Non, la corbeille à provisions était déjà à l’arrière de la bagnole.

La Nash franchit la grille ouverte. Elle tourna à droite dans une allée secondaire qui conduisait au garage.

Une vieille Ford stationnait devant la porte close du garage.

— Il est là ! triompha Banane. Mais pourquoi ce damné macaque n’a-t-il pas rentré son tréteau ?

Il descendit de voiture et s’approcha de l’autre véhicule.

— Il n’a même pas débarqué les caisses de vin, ni les provisions, fit-il.

Le chauffeur se gratta le crâne, puis, lestement, contourna la maison et courut jusqu’à la porte d’entrée.

Dudly souleva le capot de la Ford. Le moteur était froid. Il regarda le niveau d’huile : la jauge révélait une condensation de l’huile due au froid vif.