À cette allure, il ne mettrait pas quatre heures !
Il serait bientôt en sécurité. Son coup avait foiré, mais il parvenait à sauver ses os ; et ça, après l’aventure de tantôt, c’était plutôt inespéré.
Le doux balancement du canot rythmait ses espoirs.
Une chance qu’il ait déniché cette espèce de garde-chasse solitaire ! Sans lui, il serait encore en train de piétiner dans la boue.
Cela faisait près d’une demi-heure qu’ils fonçaient sur l’eau calme.
Le garde paraissait avoir pris son parti de l’aventure.
Accroupi au gouvernail, il était impassible comme la statue de la Liberté.
Soudain, Dorman eut le sentiment d’un danger. C'était vague, imprécis. Il chercha à réaliser ce qui se passait. D’où venait cette obscure sensation de peur ?
Il comprit brusquement. Le garde était devenu attentif, depuis un instant. Il était attentif non pas comme quelqu’un qui guette la manifestation d’un événement ou d’une personne, mais à la manière d’un homme qui s’apprête à accomplir un exercice difficile. Il était assis dans le fond du canot, tenant la barre à deux mains, et pourtant il paraissait viser. Oui, viser. C'était ça. Un chasseur qui suit le vol d’un oiseau dans le guidon de son fusil a cette tête-là, ce visage tendu, ces yeux durcis par l’attention, la concentration. Et de même l’acrobate qui s’apprête à changer de trapèze dégage cette impression de brusque tension physique et morale.
Dorman eut un réflexe. Au lieu de continuer à fixer l’homme, il regarda derrière lui, et comprit. C’était in extremis. Deux secondes plus tard, il était mort !
Le plan de l’homme roux avait bien failli réussir. Il pilotait le canot et Dorman était assis à l’autre extrémité. Pour pouvoir surveiller l’homme tenant la barre, le bandit devait fatalement tourner le dos à la marche de l’embarcation. Il ne pouvait voir où il allait. Or le garde avait foncé droit vers le large, puis il avait amorcé un immense virage, insensiblement, de telle façon que le gangster n’eût pas conscience de ce mouvement de rotation.
Une fois celui-ci réalisé, il avait tout bonnement piqué sur la côte qu’ils venaient de quitter.
Ainsi, ils étaient revenus à leur point de départ.
Et c’était rudement bien échafaudé : le garde avait trouvé un moyen de se débarrasser de son adversaire sans esquisser le moindre geste insolite. Il s’était souvenu du ponton où était amarré son bateau. Il avait essayé de passer dessous. Comme le plancher du ponton était bas, Dorman aurait été décapité, car il était assis sur l’avant du bateau alors que lui, le garde, était accroupi dans le fond de l’embarcation.
C’était fort bien calculé.
Seulement, pour passer sous ce ponton, à peine large de deux mètres, à la vitesse où il allait, il devait viser avec soin. Et ce calcul avait donné l’alerte à Dorman.
Dorman vit la poutrelle du ponton à cinquante centimètres de sa figure.
Il se jeta à plat ventre dans le canot.
Il y eut quelques secondes d’obscurité totale.
Ensuite le canot réapparut sous la lune. À l’air libre.
Dorman se tenait à genoux devant le garde.
— Salaud, grogna-t-il. Tu as voulu me doubler, hein ? Hein !
L'homme roux avait les traits un peu tirés. Cette fois, il comprenait que les choses allaient mal se passer.
Dorman flageolait d’une peur rétrospective. Il avait failli mourir le crâne broyé contre la poutrelle.
Il balbutiait :
— Salaud ! sacré Salaud !
Ses dents claquaient.
— Stoppe le barlu ! cria-t-il.
L'homme roux, au contraire, donna tous les gaz. Il savait que son agresseur n’oserait pas l’abattre tant que ce bâtiment dont il n’était pas le maître serait lancé à une pareille allure.
Le canot sautait littéralement sur les eaux grises.
Le garde lui faisait décrire de terribles embardées, espérant ainsi se débarrasser de Dorman ; mais celui-ci tenait bon.
— Arrête ! jeta-t-il de nouveau.
L’autre ne daigna pas répondre.
Il y eut quelques secondes d’une espèce de silence. Oui, de silence, car le ronronnement du moteur ne comptait plus.
Les deux hommes s’entre-regardaient avec haine.
La plus chère ambition de chacun était de ravir l’existence de l’autre.
Le canot continuait à zigzaguer le long de la côte. Dorman se dit que s’il tuait le garde, le bateau avait une chance sur deux de piquer sur la berge et de s’y écraser avant qu’il ait eu le temps d’empoigner la barre. D’autant plus qu’on ne pouvait prévoir les dernières réactions d’un homme frappé à mort.
— Tant pis, grommela-t-il.
Il pressa la détente de son arme.
CHAPITRE VIII
Poursuite
Dudly regrettait de ne pas avoir tout de suite cherché la piste de Dorman. Mais, au bout du compte, il pensa qu’il n’avait pas fait du mauvais travail en vérifiant si le petit gangster avait emporté son magot. Il savait maintenant que Dorman ne possédait pas d’argent. Un type comme Dorman qui fuit à travers la vaste Amérique ne peut rester longtemps sans argent. Il se débrouille pour s’en procurer coûte que coûte. Et, ce faisant, il laisse forcément des traces de son passage.
Le chef de bande se tenait devant la voiture accidentée. Carlo respectait sa méditation.
Il comprenait que son chef avait raison de revenir sur les lieux du drame, car c’était de là que partait la piste de Dorman. Et Dudly ne vivrait pas tranquille tant qu’il n’aurait pas fait dire à cette petite fripouille qui avait voulu le faire disparaître.
Dudly tenait à la main une puissante torche électrique dont il promenait le faisceau un peu partout.
— Regarde ! dit-il soudain à son complice.
Carlo s’approcha et examina ce que lui désignait le gangster : une minuscule étoile rouge sur l’une des pierres du chemin.
— C’est du sang, dit-il.
— Oui, fit Dudly. Ce porc devait avoir une égratignure quelconque.
Il continua ses investigations. Une seconde gouttelette était visible un peu plus loin.
Ils surent ainsi la direction prise par le fugitif.
Plus loin encore, l’infaillible Dudly aperçut un lambeau d’étoffe accroché à une ronce.
— Compris, murmura-t-il, il a coupé à travers la forêt pour rejoindre le lac.
La piste d’un homme est beaucoup plus facile à suivre dans une forêt que sur une route ou à travers champs. Des traces de Dorman se succédaient. Bien malgré lui, et sans s’en douter, il avait joué au petit Poucet, parsemant sur son chemin de minuscules indices.
Des brins d’étoffe, des branches cassées, des pommes de pin écrasées, des traces de pas dans la mousse…
Dudly, courbé en deux, marchait comme un animal, le visage tendu.
Carlo, qui pourtant ne se donnait pas la peine de recueillir des indices, avait du mal à le suivre.
Ils marchèrent d’une allure rapide jusqu’au lac. Là, la poursuite devenait vraiment du billard. Dorman avait pratiqué une trouée continue à travers les roseaux. Il n’y avait pratiquement plus qu’à emprunter le couloir qu’il avait aménagé en passant.
Ils forcèrent encore l’allure.
— Nous l’aurons, grommela Dudly. Et quand nous l’aurons…
Carlo eut un faible sourire. Lorsqu’ils l’auraient, il y aurait une très belle séance.
Une séance hors classe, comme on n’en voit pas souvent !
Soudain, ils aperçurent la maison du garde, sur la droite. Les pas de Dorman piquaient droit dessus.
Dudly sortit son luger et s’avança vers la porte ouverte.