— Voyons, Beuck, je vous lâche assez de pognon pour que vous remplissiez tous les matins votre baignoire avec ce whisky d’origine.
Il appuya sur les mots :
— Vous le savez bien…
Beuck le savait si bien qu’il préféra ne pas insister.
— Que se passe-t-il ? coupa-t-il.
— Vous connaissez Dorman ?
Beuck fronça ses sourcils touffus.
— Dorman, n’est-ce pas ce petit tordu qui bricole dans les tripots ?
— Si.
— Vous vous intéressez à lui, Dudly ? s’étonna l’ex-policier.
— Vous voulez dire qu’à la minute présente c’est le seul être humain pour qui j’éprouve un intérêt absolu.
— Non ?
Beuck guetta une approbation chez Carlo, mais celui-ci n’avait pas envie de se manifester : il était littéralement fourbu.
— Ce « petit tordu », ainsi que vous l’appelez, a essayé de m’empoisonner. Il m’a tué deux hommes auxquels j’avais la faiblesse de tenir ; ce sont des choses qu’un type comme moi admet difficilement, vous comprenez ?
— Je comprends.
Dudly alluma posément l’un de ses fameux cigares dont la bague portait ses initiales.
— Vous connaissez ma baraque : le Nid d’Aigle ?
— J’ai eu l’honneur d’y être invité à dîner un soir, vous en souvient-il ?
— Oui… À mi-chemin, Banane, mon chauffeur, est mort, ma voiture a percuté un arbre, ce qui a étourdi Carlo. Dorman en a profité pour jouer la fille de l’air. J’ai suivi sa trace jusqu’à la maison d’un garde-pêche, en bordure du lac Saint-Clair. Il a tué le garde, s’est emparé de son bateau et a mis le cap sur la rive canadienne. Il y a une chance sur deux pour qu’il évite les douaniers canadiens. S’il est cueilli, je veux savoir où on l’a incarcéré. S'il a réussi, je veux savoir où il est ! Le bateau volé s’appelait The Sky. Beuck, il me faut des nouvelles de ce gars-là avant ce soir !
— Avant ce soir ?
— Oui.
— Un dimanche ! Hum, fit Beuck, je vous préviens, Dudly, ce sera cher.
— Ça ne sera jamais trop cher, coupa le gangster.
CHAPITRE IX
Dorman a de la chance
L'aube poignait lorsque Dorman toucha la rive canadienne. Il avait vu la côte se dessiner dans la demi-obscurité qui régnait encore : barre opaque dans la brume.
Alors il avait coupé le moteur afin d’étudier la géographie de l’endroit. Il ne s’agissait pas de tomber dans les bras des douaniers canadiens ! L'arrivée d’un type, la nuit, à bord d’une fragile embarcation, leur paraîtrait pour le moins suspecte. Ils l’incarcéreraient et feraient une enquête. Or Dorman venait de tuer un homme.
Si jamais la poisse se remettait de la partie, il aurait bientôt un meurtre sur le dos.
La perspective de la chaise électrique le fit frissonner.
Mais le secteur était calme.
Des oiseaux aquatiques lançaient leurs petits cris rouillés et les ajoncs se balançaient mollement au vent du matin.
Il trouva une courte rame dans le fond du canot et l’utilisa pour amener celui-ci jusqu’à la terre.
Il était terriblement las lorsqu’il foula de nouveau le plancher des vaches.
Cette nuit mouvementée l’avait épuisé. Il eut un instant l’idée de chercher un coin tranquille où se terrer, mais il se dit que ce serait tout compte fait une folie, car à l’heure présente Dudly était sûrement à ses trousses. Il ne devait pas s’attarder dans des endroits isolés où un homme attire l’attention. Non, Dorman était une fleur des pavés et il lui fallait la ville, la grande ville avec ses multiples possibilités.
Il abandonna son canot et, en prenant d’infinies précautions, s’éloigna du lac. Il en avait assez de celui-ci !
Il se repéra… Il avait coupé le lac en biais et devait se trouver à une cinquantaine de kilomètres de Windsor, la ville frontière. Mais Windsor était un patelin trop exigu pour lui, et surtout beaucoup trop près des États-Unis.
Ce qu’il lui fallait, c’était Toronto, beaucoup plus au nord, sur les rives du lac Ontario. Là, il pourrait se cacher et voir venir. Seulement, pour s’y rendre, ça allait être coton !
Tout en réfléchissant, il avait atteint un chemin qu’il emprunta. Ce chemin rejoignait sûrement une voie plus importante. Une route nationale, peut-être ? Il aurait alors la possibilité de faire du stop.
Il pressa le pas, tâchant d’oublier la profonde fatigue qui coulait du plomb dans ses membres.
Au bout d’une heure il parvint à une route nationale.
L'aube se fortifiait. On entendait chanter des coqs dans des lointains mauves. Mais la circulation était nulle sur cette grand-route.
Il marcha, regrettant l’absence de véhicules, mais se réjouissant de n’avoir pas rencontré de douaniers.
Il essayait de lire des présages, mais cela lui était impossible. D’un côté, il avait eu de la chance, mais, d’un autre, sa situation n’était pas brillante. Dans quel pétrin s’était-il fourré, grands dieux, avec cette histoire de Dudly !
Il ne faut jamais forcer son tempérament : lui, il avait l’âme d’un bricoleur et il ne réussirait jamais de coups importants.
Un ronflement le fit sursauter.
Il se retourna, sondant l’horizon embrumé. Deux boules jaunes s’avançaient vers lui : une auto !
Il se rangea en bordure de la route et leva le pouce, suivant le système des adeptes du stop.
La voiture était une puissante auto de tourisme. Elle ralentit, hésita à s’arrêter et finit par stopper un peu plus loin.
C'était le coup classique des automobilistes. En s’arrêtant à une certaine distance du gars qui les hèle, ils ont le temps de l’examiner tandis qu’il s’avance, et, si sa figure ne leur revient pas, ils peuvent redémarrer et le planter là.
Dorman savait cela. Il s’employa donc à faire bonne impression. D’abord il ne fallait pas courir, mais simplement presser le pas. Ensuite, arborer un visage détendu, comme si le fait qu’un automobiliste s’arrête pour vous était normal.
Il boutonna sa veste…
L'auto ne démarra pas en trombe, comme il le redoutait.
En arrivant à la hauteur de la portière, Dorman vit avec surprise qu’il s’agissait d’une femme. Et d’une fort jolie femme.
— Je suis confus, murmura-t-il fort civilement, je n’avais pas vu qu’une dame était au volant, sans quoi je ne me serais pas permis de…
Elle le regarda très gentiment.
— Et pourquoi donc ? demanda-t-elle.
— Parce que, dit-il, c’est un principe chez moi : on ne hèle pas une femme en levant le pouce, cela me choque… Je dois vous sembler terriblement vieux jeu ?
C'était gagné.
Dorman n’était peut-être pas un caïd du crime, mais il en connaissait un brin sur les femmes. Il était très diplomate et savait trouver les mots qui forcent la confiance.
— Montez toujours, dit-elle. Où allez-vous ?
— À Toronto.
Il s’installa après avoir essuyé dans l’herbe ses semelles boueuses.
La fille était très jolie. C’était le genre de blonde qui émouvait Dorman. Une parfaite représentante de la race canadienne. Elle était jeune et sentait rudement bon.
Elle l’observa de son côté sans en avoir l’air.
— C'est curieux, dit-elle, de vous voir faire du stop…
— Ah oui ?
— Très curieux. Vous êtes vêtu avec une parfaite élégance, votre costume vaut au moins trois cents dollars, et vous en êtes réduit au stop ?
Il sentit aussitôt que cette curiosité allait se développer rapidement s’il ne l’apaisait pas, et que cela pourrait devenir très ennuyeux pour lui.