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Beuck portait une chemise jaune citron sur laquelle sa cravate mauve prenait une valeur exceptionnelle. Cette cravate (et son costume à carreaux noirs et gris) parut impressionner le lieutenant des douanes auquel il s’adressa.

Lorsque le policier lui eut exhibé sa carte de police — qu’il avait toujours conservée —, le jeune officier commença à rosir d’émotion, ce qui, de la part d’un Canadien, est assez courant.

— Un canot, demanda-t-il, un canot comment ?

— À moteur. Embarcation mixte qui peut servir pour le transport et la pêche, vous voyez ce que je veux dire ? Son nom est The Sky.

— Pas entendu parler…

Il sonna l’un de ses subordonnés.

— Leclerc, avez-vous entendu dire qu’on ait découvert un canot automobile abandonné sur le rivage ?

— Non, mon lieutenant.

Beuck ne se démonta pas.

— Existe-t-il un moyen de contrôler la rive dans ce secteur ? demanda-t-il. Je soupçonne mon homme d’avoir mis le cap sur cette partie de la côte car il entend de toute évidence gagner une grande ville : Toronto, Montréal ou Québec… Or, ces villes sont reliées par la ligne dont le point de départ est Windsor. Il ne devait pas ignorer ça ! À moins qu’il se soit perdu dans le lac, mais j’en doute…

Le lieutenant réfléchit.

— Nous allons envoyer une vedette, dit-il. Nous aurons vite fait d’inspecter la rive.

— Merci, lieutenant…

Beuck déclara qu’il allait attendre les résultats de la patrouille à la cantine des douanes. Il ne perdait jamais l’occasion de manger dès qu’il avait un creux dans son activité.

Il commanda des œufs frits, une aile de poulet et un double whisky ; il s’attabla tout en réfléchissant. Son instinct lui disait de filer sans attendre en direction de Toronto ; mais il ne voulait rien entreprendre avant d’être certain que Dorman avait bien mis le pied en territoire canadien.

C'était peut-être du temps perdu, mais il devait en passer par là. Dans le métier qu’il pratiquait, on ne réussissait jamais rien sans méthode.

Les œufs étaient bien cuits et le poulet convenablement glacé. Au fond, la vie était belle ; il avait fait cracher une jolie somme à Dudly comme à-valoir, et, lorsqu’il aurait mené à bien sa mission, il recevrait un autre paquet de dollars.

Beuck voyait approcher le moment béni entre tous où il prendrait sa retraite. Il achèterait une gentille bicoque dans le Connecticut, parce que c’était son bled et qu’un homme aime bien claquer là où il est né. Il finirait ses jours en pêchant la truite et en s’offrant des gueuletons sensationnels.

Il en était là de ses rêves somme toute modestes lorsque le lieutenant des douanes vint lui annoncer que le canot avait été retrouvé.

Beuck poussa un soupir d’aise. Une fois de plus il avait vu juste.

— Nous avons même découvert la trace de votre homme, inspecteur : il s’est dirigé vers la route nationale.

Beuck se leva.

— Merci, dit-il, je n’ai pas une minute à perdre.

Sa voiture était une vieille Plymouth à laquelle il tenait comme à la prunelle de ses yeux, car elle lui avait déjà rendu d’importants services.

Il démarra en trombe et gagna aussitôt la grand-route.

« En chasse », se disait-il.

Dorman n’avait pas d’argent, il avait donc été obligé de faire du stop… Il fallait vérifier dans les auberges le long de la route, là où il y avait des voitures arrêtées, s’il s’y trouvait ou non.

Mais des auberges, il y en avait fort peu.

* * *

Dorman comprit que son estomac ne lui permettrait pas de rouler plus longtemps. Il avait tellement faim qu’il sentait une grande faiblesse circuler dans ses veines. Son sang paraissait se transformer en eau.

— Bon Dieu, grommela le petit gangster, le premier bar-restaurant que je rencontre sur mon chemin aura sûrement ma clientèle !

Il roula un petit quart d’heure avant d’apercevoir enfin ce qu’il cherchait : une superbe cafétéria en bordure de la route.

Elle était crépie à la chaux ocre et avait un aspect engageant.

Il rangea « sa » voiture devant la terrasse et entra.

C’était l’heure creuse et il n’y avait personne. La salle était vaste, propre, fraîche, vernie. Il flottait dans l’air un parfum pénétrant de rose trémière.

« Ce qu’il fait bon vivre ! » songea Dorman.

Une serveuse en blouse blanche s’avança.

— C’est pour manger ? demanda-t-elle.

— Oui… Et j’ai grand-faim !

— Nous avons du cuissot de chevreuil.

— Bravo. Alors, une gigantesque portion ! Vous servez ça avec quoi ?

— De la purée de marrons.

— Ça ira, avec une salade de crudités et des beignets à la banane… Et puis du café… et du whisky… Du bon.

Les mots le suggestionnaient. Par la pensée il salivait déjà.

Il s’attabla gaillardement et attaqua avec la voracité d'Henri VIII d’Angleterre sa portion de cuissot.

* * *

Beuck roulait à folle allure ; son petit œil de goret ne perdait rien de ce qui se passait alentour.

Parfois, rarement, lorsqu’il apercevait un bar avec des voitures arrêtées devant, il descendait de sa vieille voiture et jetait un coup d’œil à l’intérieur. Mais pas de Dorman.

Alors il repartait, roulait à tombeau ouvert et recommençait son manège, bien décidé à le poursuivre jusqu’à la fin du monde, si besoin était.

* * *

Dorman finissait d’engloutir ses beignets lorsqu’il vit une voiture stopper aux côtés de la sienne. Un gros homme vêtu d’une façon invraisemblable s’encadra dans la porte.

Sa chemise jaune parut accaparer tout le soleil. Il adressa un signe de tête fort courtois à Dorman et s’attabla non loin de lui.

— Beau temps, soupira-t-il. Et dire que les trois quarts des humains s’imaginent qu’il fait froid au Canada !

Quand on est un gros lard, on peut être en sueur jusque dans un Frigidaire…

Il commanda un double whisky.

Puis il loucha sur le morceau de beignet que mangeait Dorman.

— Ils sont bons, les beignets, ici ?

— Fameux ! répondit le gangster.

Il trouvait le nouvel arrivant rigolo tout plein. Le gros homme inspirait confiance.

— Eh bien, puisque vous me les recommandez, je vais en grignoter quelques-uns, dit-il. Ça n’arrangera certes pas mon tour de taille, mais si on ne peut pas bouffer son saoul, autant se faire incinérer tout de suite !

Il mangea paisiblement.

Puis, comme Dorman demandait la note, il sortit un billet de sa poche et le tendit à la serveuse.

Il voulait partir en même temps que Dorman, mais tenait à ce que cela parût naturel.

Il vit Dorman sortir un énorme paquet de billets de sa poche et il en eut le souffle coupé. Beuck avait toujours été sensible à l’argent. Il le reconnaissait du reste volontiers.

« Comment diantre cet animal-là s’est-il procuré si vite du fric et une bagnole ? » se demanda-t-il.

Il avait reconnu tout de suite le gangster et avait su réprimer sa joie, mais il avait été stupéfait de le retrouver seul.

Ils sortirent l’un et l’autre et se firent des politesses.

Beuck grimpa dans sa bagnole.

— Je pars le premier, rigola-t-il, mais vous arriverez avant moi : avec mon clou, je ne vais pas très vite…

Il manœuvra avec une maladresse feinte et en profita pour noter le numéro minéralogique de l’auto.

Il vit Dorman sortir une petite clef de sa poche et ouvrir la portière de l’auto immatriculée au Canada.