Alors il comprit.
« S’il a fermé à clef les portes de la voiture, songea-t-il, c’est qu’elle contient quelque chose qu’il craint de voir découvrir. Et ce quelque chose doit plutôt être quelqu’un… Sans doute le propriétaire du véhicule… »
Il s’éloigna de la cafétéria tout en réfléchissant profondément.
Il roula à une allure moyenne, car il tenait à se faire doubler par Dorman. C’est en effet ce qui se produisit.
Au passage, il lui adressa un petit signe amical.
— Roule, roule, mon mignon, murmura-t-il, je finirai bien par t’avoir au virage.
Il lui laissa prendre une confortable avance afin de ne pas avoir l’air de lui coller au train, et régla sa vitesse sur celle de sa proie.
Une intense jubilation l’égayait : il avait réussi à mettre la main — moralement, du moins — sur Dorman en un temps record !
Décidément, il justifiait bien sa réputation. Allons, ce dimanche était d’un meilleur rapport qu’on n’aurait pu le supposer.
Il allait suivre tranquillement Dorman jusqu’à ce que ce dernier se décidât à s’arrêter pour la nuit dans un hôtel. Et alors il téléphonerait à Dudly pour lui dire :
— J’ai votre homme. Arrivez et n’oubliez pas mon fric !
Il laisserait ensuite s’accomplir le destin de Dorman. À partir de là, les choses ne le concerneraient plus. Il serait libre…
Il rentrerait à Detroit peinard et s’offrirait des repas de prince russe ! Avec du champagne… Et pas du champagne californien, non ! du vrai, du français !
Mais il avait beau se bercer de l’idée de sa victoire, il ne parvenait pas à être vraiment heureux.
Quelque chose le tracassait.
Il mit un moment à comprendre… Ce qui le tourmentait, c’était l’énorme liasse que possédait Dorman. Cet argent allait être perdu, ou bien tomber entre les pattes de la police, ce qui revenait au même.
— Il serait si bien dans les miennes ! murmura le gros homme en faisant craquer ses jointures contre son volant.
CHAPITRE XI
Beuck prend des initiatives
Cette idée ne le quitta plus.
Beuck était un homme cupide. Il estimait qu’il était stupide de ne pas profiter d’une fortune lorsque celle-ci passait à portée de main.
Le compte de Dorman allait être réglé incessamment. À qui donc profiterait cet argent ?
« Bon, pensa le gros homme, je m’institue son légataire universel. »
Comme il venait de prendre cette décision, ils pénétrèrent dans Toronto.
Dorman roulait à une allure de taxi en maraude. Il cherchait visiblement un hôtel.
Il ne tarda pas à en trouver un : un palace.
— Il ne se refuse rien, le bougre, grommela Beuck.
Il se rangea en bordure du trottoir et observa le comportement de Dorman.
Celui-ci arrêta la voiture devant l’hôtel et pénétra dans le vaste hall.
Beuck le vit parlementer à la caisse, puis un chasseur saisit la clef que tendait le préposé à la réception et guida Dorman jusqu’à l’ascenseur.
« Se coucherait-il déjà ? se demanda le policier. Peut-être désire-t-il prendre un bain ? Il est vrai qu’il doit être sérieusement fatigué par cette nuit mouvementée… »
Il s’approcha de l’automobile et essaya de voir à l’intérieur. C'était malaisé.
Mais Beuck avait plus d’une corde à son arc. Ce n’était pas du tout le genre d’homme à se laisser intimider par une serrure, fût-ce la serrure de sûreté d’une portière d’automobile.
Il sortit de sa poche un petit canif à lames multiples et se mit à travailler la serrure d’une porte arrière. Au bout de trois minutes, il arriva à ses fins, c’est-à-dire à ouvrir la portière.
Il aperçut immédiatement le paquet informe déposé sur le plancher. Il le palpa : c’était bien un corps humain. D’un geste brusque il souleva un pan de la bâche. Il découvrit la jeune femme ; il n’eut pas besoin de l’examiner pour réaliser qu’elle était morte.
Morte étouffée. Décidément, ce Dorman était un pauvre type. Il n’avait pas osé tuer sa victime, ce qui lui aurait singulièrement facilité les choses, car il aurait pu se débarrasser du cadavre en pleine campagne. Il avait pris des risques terribles en la conservant avec lui, et voilà que, sans qu’il l’ait voulu, la fille avait passé l’arme à gauche !
C'était moche pour lui !
Beuck rabattit le morceau de toile sur le visage du cadavre et referma la portière.
Un éclair de joie brillait dans son œil porcin. Cette découverte allait lui permettre de réaliser un gentil petit coup fourré.
Il entra à son tour dans l’hôtel et y prit une chambre.
Il consulta discrètement le registre des entrées. En regard du dernier nom de la liste — et c’était fatalement celui que venait de donner Dorman — il vit le numéro 114.
Lui avait le 118. Donc il était assuré d’être au même étage que l’autre.
La nuit était tombée… Beuck se pencha en ahanant afin de river son œil au trou de la serrure.
Il vit le lit de Dorman et, couché dessus à plat ventre, le petit gangster qui dormait profondément, épuisé.
Beuck sortit son petit canif. Comme il avait travaillé la serrure de l’auto, il travailla celle-ci et obtint les mêmes résultats.
La porte était bien huilée et ne grinça pas. Silencieux comme une ombre, il pénétra dans la chambre. Il tenait la main sur son revolver, prêt à tout. Mais l’autre était tellement accablé de fatigue qu’on aurait pu faire défiler des chars de trente tonnes dans sa chambre sans l’éveiller.
Or Beuck, le gros Beuck savait, lorsqu’il le fallait, s’alléger considérablement.
D’autre part, une carpette moelleuse comme de la crème feutrait le bruit de ses pas.
Il repoussa doucement la porte et se dirigea vers la chaise où Dorman avait jeté pêle-mêle ses vêtements.
Sans être nyctalope, Beuck avait la notion du noir. Il se mouvait dans l’obscurité comme un chat.
Il atteignit la chaise et explora les vêtements. La liasse était là. Il la saisit et tout son être en frémit de bonheur.
C'était rudement bon à palper, une pareille galette !
Il s’immobilisa, guettant le dormeur. Dorman ronflait comme un honnête homme.
Beuck sourit méchamment.
Il allait avoir un drôle de réveil, le frère !
Toujours sans le moindre bruit, il sortit de la chambre.
Il s’étendit dans un confortable fauteuil club et décrocha le téléphone.
— Montez-moi du whisky, dit-il, et du bon : de l’écossais !
— Parfaitement, monsieur, dit le préposé à la réception.
— Maintenant, passez-moi la communication avec Detroit.
Il donna le numéro téléphonique de Dudly. En attendant que les standardistes accomplissent leur office, il se mit à siffloter un air guilleret qui exprimait toute son allégresse.
C'était un petit malin, Beuck. Rien de plus réconfortant que de s’administrer à soi-même la preuve qu’on est un dégourdi de première.
Il y eut un grésillement de l’appareil.
— Allô ! s’impatienta-t-il.
Une voix, lointaine, dit :
— Allô !
Il reconnut la voix de Carlo.
— Ici Beuck, fit-il.
Il n’avait nul besoin d’en dire davantage. En l’occurrence, c’était le meilleur des sésames.
— Je vous passe le boss !
— Merci…
Il entendit la voix de Carlo annonçant triomphalement à son patron :
— C'est Beuck !
Puis il y eut la voix glacée, sèche comme un coup de trique, du gangster.