— Ceux qui me trahissent n’ont rien à espérer de moi, dit le gangster. Ma réputation est basée sur cette vérité première. Vous comprenez bien, dans ce cas, Beuck, que je suis obligé d’agir de la sorte…
Dudly appuya encore un peu plus sur l’arme.
— Obligé ! Entendez-vous ?
Au-delà de son indicible terreur, Beuck savait qu’il avait raison. Au fond, tout au fond de lui-même, il avait toujours su que cela se terminerait de cette effroyable manière.
— Ne faites pas ça, Dudly, je peux encore vous être utile.
— Bien sûr, convint Dudly.
Il pressa la détente. La détonation fut très faible, car les chairs de Beuck en assourdirent le bruit.
L’ancien policier demeura un instant debout comme si rien ne s’était passé. On eût dit qu’il n’avait éprouvé aucune douleur. Puis il se prit le ventre à deux mains et tituba.
Dudly toucha le bras de Carlo.
— Laissons-le crever en tête à tête avec Monsieur, fit-il, ça leur donnera à réfléchir.
Ils sortirent et fermèrent la porte à double tour derrière eux.
CHAPITRE XV
Agonie
Le calcul de Dudly relevait d’une bonne astuce : laisser réfléchir Dorman pendant quelques heures afin de le décider à parler.
À son avis, rien n’incitait davantage un homme à devenir loquace que le spectacle d’un autre homme agonisant à ses pieds.
— Viens boire un drink ! dit-il à Carlo. Ça te remettra les nerfs en place.
Ils gagnèrent le living-room et se versèrent des glass bien tassés.
Un long moment ils regardèrent le plafond vers lequel montaient les volutes bleues de leurs cigarettes.
Ils n’avaient pas envie de parler… Ils étaient bien. Dudly, surtout… Il savourait la joie grisante de la victoire.
Ainsi il tenait cette petite ordure de Dorman. Et il le tenait après des heures angoissantes de chasse éperdue. Il avait mis le prix pour l’avoir, mais il le possédait bien. Et c’était rudement bon de le sentir grelotter de frousse dans l’obscurité de la cave.
Et cet enfant de salaud de Beuck qui était en train d’expier son entourloupette en se tenant les tripes à pleines mains. En voilà un qui n’avait pas volé cette praline dans la besace ! Fallait-il qu’il soit idiot, ce gros flicard, pour croire qu’on pouvait posséder Dudly, pour essayer de le doubler… Fallait-il également qu’il soit innocent pour espérer un instant que le gangster lui ferait grâce après ce petit coup en douce !
Il devait penser à tout ça en se tordant, en bas.
Dudly jeta sa cigarette dans le cendrier, en pêcha une autre dans le coffret d’acajou posé devant lui ; mais, avant de l’allumer, il se versa un nouveau scotch bien tassé.
— Tu ne bois pas ? demanda-t-il à Carlo.
— Pas envie, dit l’autre, je suis claqué ! Quel voyage ! Si tu crois que c’est marrant, de se trisser avec les flics au panier. Heureusement que Beuck savait se servir de son tank : pas d’erreur, c’était un mec qui avait un bon coup de volant.
— Il avait aussi une trop haute idée de soi-même, marmonna Dudly, et vois-tu, petit, c’est ce qui l’a perdu.
Il regarda Carlo ; celui-ci ne paraissait pas partager son optimisme, sa béatitude. Il semblait même un peu crispé.
— Tu as l’air tout chose, murmura Dudly.
— Je te l’ai dit : je suis rompu !
— On dirait que quelque chose te tracasse : tu as peur que les Canadiens fassent du pet ?
L’autre haussa les épaules.
— Non, dit-il.
— Et tu as raison de ne pas te tracasser pour ça, poursuivit le chef de bande. Oui, bien raison ; de ce côté-ci de la frontière, tu es paré… Même s’ils perçaient ton identité, tu n’aurais rien à craindre : le chef de la police de l’État est un pote à moi et il accrocherait dans ses waters le mandat d’extradition si jamais les Canadiens en lançaient un contre toi.
Carlo savait tout ça.
Il demanda :
— On ne s’occupe pas encore du boy-scout, en bas ?
— Tu es trop impatient, remarqua Dudly. Laisse-le mijoter ; lorsque nous irons le trouver, il sera doux comme une tartine de miel. Rien de tel que cette petite concentration pour lui aiguiser les facultés mentales…
Il sourit tendrement à l’image qu’il se représentait de Dorman claquant des dents sur sa chaise.
Il semblait à Beuck qu’on lui avait planté un pieu bien affûté dans le ventre.
Sur le moment, il n’avait ressenti qu’une sorte de choc aigu qui lui avait coupé le souffle, et puis, lentement, une douleur s’était manifestée qui, au fur et à mesure que le temps passait, croissait et se multipliait…
Au bout de quelques minutes, c’était devenu presque intolérable. Il avait du feu dans le ventre, un véritable brasier qui lui dévorait tout l’abdomen.
Il s’était mis à gémir et à se tordre sur le sol de ciment. Et cette souffrance était d’autant plus épouvantable qu’il savait qu’elle préludait à la mort.
La mort était entrée dans son ventre comme un carnassier affamé et elle le mangeait à petits coups de gueule cruels.
Elle avait dû déjà lui déchiqueter une partie de l’abdomen. Partout ses dents pointues déchiraient maintenant sauvagement ses chairs.
Il allait mourir. Personne ne pouvait plus rien pour lui. En même temps que la souffrance, un froid hideux s’installait en lui et il sentait une étrange faiblesse envahir ses membres. C'était rudement moche de crever ainsi, dans une cave.
Adieu la petite maison de retraite, la pêche, les fins gueuletons et les parties de quilles ou de billard avec le shérif de son village. Beuck allait claquer et jamais il n’atteindrait ces rives enchanteresses de la retraite auxquelles il avait songé si souvent.
Il allait atteindre d’autres rives plus inquiétantes : celles de la nuit, de l’au-delà…
Il avait peur, oui, lui, le gros Beuck, et il tremblait de frousse et de douleur.
Il ne voulait pas y aller… Il s’insurgeait !
Non, non !
Pas ça !
Pas de cette façon ignoble !
Mais la mort continuait à l’absorber, à l’anéantir lentement. Et c’était ce porc de Dudly qui l’avait lâchée sur lui comme on lâche un chien méchant sur un malfaiteur.
Ce Dudly était l’être le plus immonde qu’une femme eût jamais enfanté.
Comme il aurait payé cher, Beuck, pour le voir crever avant lui !
Il aurait accepté son épouvantable sort avec presque de la résignation.
Il se mit à hurler. Il avait trop mal.
— Oh, ta gueule ! grommela une voix près de lui.
CHAPITRE XVI
Ultime action
À travers son agonie, il entendit la voix. C'était une voix impersonnelle qui tombait, lui semblait-il, de très haut.
Que venait-elle de dire ?
Ah oui : « Ta gueule ! »
Qui avait dit ça ? Dudly ? Carlo ?…
Non.
Il était obligé de concentrer toute son attention pour penser. Son cerveau s’emplissait lentement de brouillard, un brouillard épais et irisé comme il en flotte sur les contrées marécageuses.
Puis, brusquement, sa pensée jaillit de ce brouillard. Il se souvint : celui qui parlait, c’était Dorman, cette petite crapule de Dorman qui était à l’origine de tout ça…
Il se tourna à plat ventre. Comme par enchantement, il y eut une trêve à sa souffrance. Son ventre cessa de flamber.
Simplement, il ressentit une sensation de flottement.
Il voulut se manifester, parler.
— Tu y passeras aussi, balbutia-t-il.