- Quel genre?
- Comme ce procès où j'ai l'intention d'attaquer le testament de Pierce Inverarity.
Metzger, malgré tout son sang-froid, en resta baba. Di Presso éclata de rire et lui donna une bourrade.
- Marrant, non?
- Alors il faudrait peut-être en toucher un mot aussi à l'autre exécuteur testamentaire.
Il présenta Œdipa, Di Presso souleva poliment ses lunettes de soleil. Il fit soudain très froid, le soleil s'était caché. Ils levèrent tous les trois les yeux en même temps, inquiets, pour voir se dresser devant eux le centre culturel, la collision semblait inévitable. Avec ses immenses fenêtres en ogive, ses ferronneries végétales, son silence impressionnant, il semblait les attendre. Dean, le Paranoid qui était à la barre, accosta élégamment à un petit quai en bois, tout le monde descendit à terre, Di Presso marcha d'un pas nerveux vers un gigantesque escalier.
- Il faut que je voie pour ma voiture, dit-il.
Œdipa et Metzger, qui portaient les affaires du pique-nique, le suivirent, ils arrivèrent sur un balcon qui surgissait dans l'ombre du bâtiment, et de là, grâce à une échelle de fer, ils parvinrent sur le toit. C'était comme s'ils avaient marché sur un tambour: ils entendaient les échos dans le vide sous eux, ainsi que les hurlements de joie des Paranoids. Di Presso, dans sa combinaison de plongée luisante, escalada le flanc d'une coupole. Œdipa étala une couverture et versa les cocktails dans des gobelets en mousse de plastique blanche comprimée.
- Elle est toujours là, il faudra que j'essaie de m'en sortir, dit le plongeur en redescendant.
- C'est qui votre client? demanda Metzger, son tequila sour à la main.
- C'est le type qui me court après, admit Di Presso en tenant le gobelet entre ses dents pour s'en faire comme un faux nez, en les regardant d'un air malicieux.
- Vous vous sauvez quand vous voyez des clients? demanda Œdipa. Vous fuyez les ambulances?
- Il essaie d'emprunter de l'argent, expliqua Di Presso, et cela depuis que je lui ai dit que je ne pouvais pas obtenir une avance sur règlement dans ce procès.
- Alors vous voulez bien perdre, dit-elle.
- Je ne peux pas y mettre vraiment tout mon cœur, admit Di Presso, et ce n'est pas au moment où je n'arrive pas à payer les traites sur l'XKE 1, que j'ai achetée dans un moment de folie, que je vais lui prêter de l'argent, non?
- Un moment de folie qui aura duré plus de trente ans, fit remarquer Metzger en ricanant.
- Je ne suis pas cinglé au point de ne pas voir quand ça ne va plus, rectifia Di Presso, et pour Tony J..., mes chers amis, eh bien, ça ne va plus du tout. Des dettes de jeu, d'abord, ensuite il semblerait bien qu'il inquiète un peu la Table locale, alors il pourrait être l'objet de sanctions, n'est-ce pas. Et je n'ai pas besoin de ce genre de soucis.
Œdipa le dévisagea, l'œil flamboyant:
- Vous êtes un beau salaud d'égoïste, hein, vous.
- Au moins tant que la Cosa Nostra nous surveille, dit Metzger d'une voix qu'il voulait apaisante. Ça ne se fait pas d'aider ceux que l'organisation ne veut pas qu'on aide.
- Moi, parents en Sicile, dit Di Presso, pour rire.
À ce moment-là, les Paranoids et leurs petites amies se découpèrent sur le ciel éclatant parmi les tourelles, les pignons, les cheminées d'aération, et leur course se termina sur le panier de sandwiches à l'aubergine. Metzger s'assit sur la Thermos de tequila, pour qu'ils n'en aient pas. Le vent s'était levé.
- Parlez-moi du procès, dit Metzger, en essayant de retenir ses cheveux à deux mains.
- Vous avez vu la comptabilité d'Inverarity, reprit Di Presso. Vous avez entendu parler de cette affaire des filtres Beaconsfield.
Metzger eut une petite moue réservée.
- Oui, dit Œdipa, au noir animal fait avec des os.
- Ouais, eh bien, Tony Jaguar, mon client, fournissait une partie de ces os. À ce qu'il prétend. Et Inverarity ne l'a jamais payé. C'est ça le problème.
- Tiens, à première vue, ça n'est pas du tout le style d'Inverarity, fit remarquer Metzger. Il était très scrupuleux dans ce genre d'affaire. Sauf si c'était un pot-de-vin. De toute façon, moi, je m'occupais seulement de ses dégrèvements d'impôts, alors je ne l'aurais pas vu. Pour qui travaillait votre client?
- Une entreprise de travaux publics.
Metzger jeta un coup d'œil autour de lui. Peut-être les Paranoids et leurs petites amies étaient-ils assez près pour entendre.
- Des os humains, hein? (Di Presso dit oui). Oui, c'est comme ça qu'il faisait. Il y a plein d'autoroutes en construction dans le coin, et Inverarity y avait des contrats, mais tout était parfaitement orthodoxe, Manfred. Et s'il y a eu un pot-de-vin, ça m'étonnerait qu'on en trouve une trace écrite.
- Mais, demanda Œdipa, comment se fait-il que des bâtisseurs de route puissent devenir marchands d'os?
- Il a fallu éventrer d'anciens cimetières, expliqua Metzger, comme pour le East San Narciso Freeway, on s'est contenté de passer au travers, tout simplement.
- Pas de pot-de-vin, pas d'autoroute. (Di Presso avait dit cela en hochant la tête). Ces os venaient d'Italie. Une vente parfaitement régulière. Une partie de ces os (il eut un geste en direction du lac) ont servi à décorer le fond pour les adeptes de la plongée sous-marine. Et c'est ce que j'ai fait aujourd'hui, j'ai été examiner l'objet du délit. Jusqu'à ce que Tony commence son numéro. Le restant des os a été utilisé pour la phase de développement du programme des filtres, au début des années cinquante, bien avant le cancer. Tony Jaguar prétend les avoir ramassés au fond du Lago di Pietà.
- Nom de Dieu! s'exclama Metzger, quand la chose eut fait tilt dans sa petite tête. Des os de GI's?
- Environ l'effectif d'une compagnie, précisa Manny Di Presso. Lago di Pietà est situé près de la côte de la mer Tyrrhénienne, quelque part entre Naples et Rome. Ce fut le lieu d'une bataille d'usure aujourd'hui oubliée (tragique en 1943): une poche s'était formée au cours de la marche sur Rome. Pendant des semaines, une poignée d'Américains coupés du gros de l'armée et sans communications s'accrochèrent à la rive étroite du lac tranquille et clair, tandis que les Allemands, du haut de la vertigineuse falaise, les tenaient nuit et jour sous leur feu plongeant. L'eau du lac était trop froide pour qu'on pût y nager: on serait mort de froid avant de pouvoir atteindre l'autre rive. Il n'y avait pas d'arbres pour pouvoir construire des radeaux. On ne vit aucun avion, sauf de temps en temps un Stuka en maraude. Ce qui est remarquable, c'est que si peu d'hommes purent tenir si longtemps. Ils creusèrent aussi profondément que possible dans la côte rocheuse; ils envoyèrent à l'assaut de la falaise des patrouilles dont la plupart ne revinrent jamais, ils réussirent une fois à s'emparer d'une mitrailleuse. Ils cherchèrent des moyens de s'échapper, mais ceux qui revinrent vivants de ces expéditions n'avaient rien trouvé. Ils firent tout ce qui était en leur pouvoir pour briser l'étau; ayant échoué, ils s'accrochèrent à la vie autant qu'ils le purent. Et tous moururent, d'une mort obscure, sans une trace, sans un mot. Un jour, les Allemands descendirent le long de la falaise, et les soldats jetèrent à l'eau les corps, les armes et ce qui restait de matériel, et qui ne pouvait plus servir ni à l'un ni à l'autre camp. Les corps s'enfoncèrent lentement; et restèrent là jusqu'au début des années cinquante, époque où Tony Jaguar, qui avait servi comme caporal dans une unité italienne rattachée à l'armée allemande, qui s'était battue à Lago di Pietà - il savait ce qu'il y avait dans le fond - , décida avec quelques collègues d'aller voir ce qu'on pourrait récupérer. Tout ce qu'ils purent sauver, ce furent ces ossements. À la suite d'un raisonnement fort ténébreux, auquel n'était peut-être pas étranger le fait que les touristes américains - qui commençaient à devenir très nombreux - n'hésiteraient pas à payer n'importe quoi en bons dollars; sans oublier non plus Forest Lawn, le cimetière de Los Angeles, et le culte qu'ont les Américains pour les morts; et le vague espoir que le sénateur McCarthy et un certain nombre de ses fidèles, ayant à cette époque un ascendant certain sur un grand nombre de riches imbéciles d'au-delà des mers, s'intéresseraient un jour ou l'autre aux glorieux morts de la Seconde Guerre mondiale, surtout ceux dont les corps n'avaient jamais été retrouvés; bref, à la suite de tout un labyrinthe de mobiles présumés de ce genre, Tony Jaguar décida que ce serait bien le diable si, grâce à ses contacts avec la famille, alias Cosa Nostra, il ne parvenait pas à fourguer son chargement d'ossements quelque part en Amérique. Il ne se trompait pas. Une firme d'import-export acheta les os en question et les revendit à une usine d'engrais, qui se servit peut-être d'un fémur ou deux dans des expériences de laboratoire avant de se spécialiser dans l'arête de hareng et de bazarder les quelques tonnes qu'ils avaient sur les bras à une société qui les entreposa dans un hangar près de Fort Wayne, Indiana, pendant peut-être un an avant que finalement Beaconsfield s'y intéressât.