- Ah! ah! s'exclama Metzger en bondissant. Donc c'est Beaconsfield qui a acheté ça. Et non pas Inverarity. Les seules actions qu'il avait, c'étaient des Ostealysis, Inc., la compagnie qu'il avait fondée pour mettre ce filtre au point. Mais ça n'avait rien à voir avec Beaconsfield directement.
- Mais dites donc, les gars, fit remarquer une des filles, charmante enfant à la taille mince et aux longs cheveux bruns vêtue d'un collant de jersey noir, cette histoire ressemble étrangement à cette horrible tragédie élisabéthaine de la vengeance que nous avons vue la semaine dernière.
- The Courier's Tragedy, précisa Miles, elle a raison. Le même truc bizarre, les os d'un bataillon disparu enfouis au fond d'un lac, repêchés et changés en noir animal...
- Ils ont tout entendu! hurla Di Presso. Il y a toujours quelqu'un pour vous écouter ou pour brancher des micros dans votre appartement, les petits salauds, et votre téléphone sur une table d'écoute...
- On répétera rien, dit une autre fille. Personne chez nous d'ailleurs ne fume de Beaconsfield. On carbure tous à la marijuana.
Rires. Ce n'était pourtant pas une plaisanterie. Leonard, le batteur, sortit de la poche de sa djellaba une poignée de cigarettes de marijuana qu'il distribua à ses copains. Metzger ferma les yeux, détourna la tête et murmura: Possession.
- Mince.
La bouche ouverte, les yeux ronds, Di Presso regardait de l'autre côté du lac. Un autre hors-bord venait d'apparaître et se dirigeait vers eux. Deux silhouettes en costume gris étaient tapies derrière le pare-brise.
- Metz, il faut que j'y aille. S'il s'arrête ici, soyez gentil avec lui, c'est mon client.
Et il disparut par l'échelle. Œdipa se laissa tomber sur le dos en soupirant, et fixa le ciel que balayait le vent. Elle entendit bientôt démarrer le moteur du Godzilla
- Metzger, dis donc, il prend le bateau, nous voici prisonniers sur une île déserte.
C'était exactement le cas. Ils devaient y rester jusqu'après le coucher du soleil, quand Miles, Dean, Serge, Leonard et les filles réussirent à épeler à l'aide de leurs cigarettes, comme cela se fait avec des panneaux pendant les matches de football américain, les lettres SOS-SOS-SOS. Ils attirèrent ainsi l'attention des gardes de la Fangoso Lagoons Security Force, garnison composée d'anciens cow-boys dans les westerns de Hollywood et de motocyclistes de la police de Los Angeles. En attendant, ils avaient passé le temps à écouter les chansons des Paranoids, à lancer des morceaux de sandwiches à l'aubergine à une troupe de mouettes pas trop futées qui avaient pris Fangoso Lagoons pour le Pacifique, à se raconter l'intrigue de The Courier's Tragedy, de Richard Wharfinger, devenue presque inintelligible comme elle se développait à travers huit mémoires différentes qui se perdaient dans des régions aussi difficiles à mettre sur une carte que les volutes de la fumée des cigarettes de marijuana. Cela devint si confus qu'Œdipa décida d'aller voir la pièce. Elle réussit même, à force de cajoleries, à persuader Metzger de l'y conduire.
C'était une troupe de San Narciso qui avait monté The Courier's Tragedy. On les appelait The Tank Players, The Tank en question étant un petit théâtre en rond situé entre une société spécialisée dans l'étude de la circulation et un supermarché du transistor qui cassait systématiquement les prix: la boutique avait moins de six mois et ne durerait pas l'année. Entre-temps, elle vendait même moins cher que les Japonais; on y ramassait le fric à la pelle à vapeur. Œdipa, en compagnie d'un Metzger à qui tout cela ne plaisait guère, arriva dans une salle encore partiellement vide. La pièce commença sans que le nombre des spectateurs se fût sensiblement augmenté. Mais les costumes étaient magnifiques, l'éclairage plein d'invention; les acteurs parlaient une langue que l'on pourrait désigner sous le nom de Transplanted Middle Western Stage British, un anglais de scène modifié à l'intention des spectateurs américains du Middle West. Quoi qu'il en soit, au bout de cinq minutes, Œdipa était complètement envoûtée par l'univers maléfique imaginé par Richard Wharfinger pour ses spectateurs du XVIIe siècle, monde au bord du cataclysme, morbide, énervé dans les voluptés et qui n'allait pas tarder à basculer, quelques années plus tard, dans les abîmes glacés de la guerre civile.
Angelo, donc, le méchant duc de Squamuglia, a (peut-être dix ans avant que la pièce ne commence) assassiné le bon duc de Faggio, son voisin, en empoisonnant les pieds d'une statue de saint Narcisse, évêque de Jérusalem, dans la chapelle du château, pieds que le duc avait coutume de baiser tous les dimanches en allant à la messe. Ce qui permet au méchant bâtard Pasquale d'être le régent de son demi-frère Niccolo, héritier légitime et héros de la pièce. Naturellement, Pasquale n'a pas l'intention de le laisser atteindre sa majorité. Avec la complicité du duc de Squamuglia, Pasquale machine la disparition du jeune Niccolo: il propose une partie de cache-cache qui amènerait l'enfant à se glisser dans une énorme bombarde, dont un complice ferait alors partir le coup, dispersant ainsi Niccolo à la satisfaction générale, comme Pasquale le rappelle lugubrement au troisième acte:
La poudre du canon éclate comme un chant
En une pluie de sang il inonde nos champs
Dans les rugissements aux Ménades voué.
Lugubrement, parce que le complice, aimable conspirateur du nom d'Ercole, est secrètement l'allié d'éléments dissidents à la cour de Faggio et qui voudraient garder Niccolo en vie. Il réussit à mettre un chevreau dans le canon à la place de l'enfant, et à faire sortir Niccolo du palais ducal, sous un déguisement de maquerelle entre deux âges.
Cela apparaît au cours de la première scène, alors que Niccolo confie son histoire à son ami Domenico. Niccolo, maintenant, est adulte, et traîne à la cour du meurtrier de son père, le duc Angelo, déguisé en courrier spécial des Thurn & Taxis, famille qui à l'époque avait le monopole de la poste à travers tout le Saint Empire romain. Il est en apparence en train de développer un nouveau marché, car le méchant duc de Squamuglia a toujours refusé, même avec les prix réduits et le service plus rapide du système Thurn & Taxis, d'utiliser d'autres messagers que les siens pour communiquer avec son compère Pasquale installé à Faggio. La vraie raison, c'est que Niccolo attend une occasion de tomber sur le duc.