- Je ne vous ai pas réveillée, au moins? demanda-t-il d'un ton sec. Vous semblez effrayée. Et ces pilules, ça marche?
- Je ne les prends pas.
- Vous y sentez une menace?
- Je ne sais pas ce qu'il y a dedans.
- Vous ne croyez pas que ce sont des tranquillisants?
- Je vous fais confiance, non? (Il n'en était rien, la suite le montre).
- Il nous manque encore un quatrième pour le bridge.
Petit rire sec. Le bridge, die Brücke, c'était le nom qu'il donnait à un programme d'expériences entreprises à l'hôpital sur les effets du LSD-25, de la mescaline, psilocybine, etc., et auquel participaient un grand nombre de femmes des environs. Le pont interne.
- À quel moment pouvons-nous vous mettre dans notre programme?
- Non. Vous avez un demi-million de femmes parmi lesquelles vous pouvez choisir. Il est trois heures du matin.
- Nous avons besoin de vous.
Elle contemplait maintenant, suspendu en l'air au-dessus du lit, le portrait bien connu de l'oncle Sam que l'on peut voir sur tous nos bureaux de poste, avec sa lueur inquiétante dans le regard, ses joues creuses et parcheminées soudain empourprées, l'index pointé. J'ai besoin de vous - I want you. Pour quoi faire, elle n'avait jamais osé le demander au docteur Hilarius, craignant sans doute sa réponse.
- Je suis en train d'avoir une hallucination, juste maintenant, je n'ai pas besoin de drogues pour ça.
- Ne décrivez rien, dit-il précipitamment. Parfait. Y avait-il autre chose dont vous auriez voulu parler?
- C'est moi qui vous ai téléphoné?
- Je le croyais, c'est une sensation que j'avais. Pas de la télépathie, mais le rapport avec le patient est parfois bizarre.
- Pas cette fois-ci.
Elle raccrocha. Et fut incapable de se rendormir. Mais elle aurait préféré être damnée que de prendre une des pilules données par le médecin. Damnée, exactement. Elle n'avait absolument aucune envie d'être accrochée d'une façon ou d'une autre, elle le lui avait déjà dit.
- Donc, dit-il d'une voix désolée, moi non plus je ne vous fais pas l'effet d'une intoxication? On peut arrêter le traitement, vous êtes guérie.
Elle n'en fit rien. Non que le réducteur de tête eût sur elle quelque sombre pouvoir, mais c'était une solution de facilité. Qui saurait quand elle serait guérie? Pas lui, en tout cas, il le reconnaissait lui-même. "Les pilules, c'est différent", dit-elle, plaidant sa cause. Hilarius lui fit une grimace, une grimace qu'il lui avait déjà faite. Chez lui, ces charmantes entorses aux conventions étaient fréquentes. Il avait une théorie là-dessus: un visage est symétrique, comme une tache de Rorschach, produit une réponse comme un mot suggéré, alors pourquoi pas? Il prétendait avoir guéri un cas de cécité hystérique avec son numéro 37 ou le Fu-Manchu (un grand nombre de ces grimaces ont, comme les symphonies allemandes, un numéro et un nom), qui consiste à remonter le coin des yeux avec les index, à agrandir les narines à l'aide des médius, tandis que les auriculaires servent à distendre la bouche. En même temps, on tire la langue.
Pratiqué par Hilarius, cela donnait un résultat alarmant. Et de fait, tandis que l'hallucination en forme d'oncle Sam s'effaçait, elle fut remplacée peu à peu par le visage de Fu-Manchu, pour rester devant elle presque jusqu'au lever du jour. On imaginera sans peine dans quel état elle se trouvait le lendemain pour affronter Roseman.
Roseman n'était pas trop frais non plus, étant resté à regarder le programme télévisé de Perry Mason, dont sa femme était friande. Quant à Roseman, il était déchiré entre le désir de devenir un avocat célèbre comme Perry Mason, et la volonté de détruire Perry Mason en sapant son prestige. Œdipa entrant plus ou moins à l'improviste surprit le conseiller fidèle de la famille au moment où, avec une précipitation coupable, il fourrait dans un tiroir de son bureau une liasse de feuillets de couleurs et de formats différents. Elle savait que c'était le brouillon de: Le Barreau contre Perry Mason, acte d'accusation pas si hypothétique que cela, et qu'il y travaillait depuis le début de cette série d'émissions.
- Vous n'aviez pas cet air coupable, dans le temps, lui dit-elle.
Ils allaient souvent ensemble aux mêmes séances de thérapie de groupe, partageant la même voiture avec un photographe de Palo Alto qui croyait être un ballon de volley. Elle ajouta:
- C'est bon signe, non?
- Ç'aurait pu être un des espions de Perry Mason, dit Roseman.
Et au bout d'un moment, il ajouta:
- Ha, ha.
- Ha, ha, dit Œdipa. (Ils se regardèrent). On m'a nommée exécutrice testamentaire.
- Alors, dépêchez-vous. Je ne voudrais pas vous retarder.
- Non, dit Œdipa; et elle lui raconta tout.
- Pourquoi diable a-t-il fait une chose comme cela? demanda Roseman d'un air interloqué, après avoir lu la lettre.
- Vous voulez dire, qu'est-ce qui lui a pris de mourir?
- Non, de vous confier cette charge.
- C'était un homme tout à fait imprévisible.
Ils allèrent déjeuner. Roseman essaya de lui faire du pied sous la table. Elle portait des bottes et ne sentit rien, ou presque. Ainsi protégée, elle décida de ne pas causer un esclandre.
- Partons tous les deux, dit Roseman au moment du café.
- Où? demanda-t-elle.
Il en resta bouche bée.
De retour au bureau, il lui expliqua ce qui l'attendait: il lui faudrait étudier soigneusement les comptes et les différentes entreprises commerciales, faire homologuer le testament, faire rentrer les créances, faire évaluer la succession, décider de ce qu'il fallait vendre ou garder, s'acquitter des dettes, régler la question des droits de succession, faire les parts...
- Hé! s'écria Œdipa. Je ne pourrais pas trouver quelqu'un pour faire ça à ma place?
- Moi, dit Roseman, en partie, certainement. Mais ça ne vous intéresse pas?
- Quoi?
- Ce que vous risquez de trouver?
Elle devait d'ailleurs connaître de multiples révélations. Pas tellement au sujet de Pierce Inverarity, ou d'elle-même; mais à propos de choses qui, jusque-là, étaient mystérieusement restées cachées. Elle avait vécu avec une sensation d'isolement, comme dans un cocon, ou comme lorsque l'on regarde un film un peu flou, que le projectionniste refuse de mettre au point. Elle avait fini par jouer le rôle d'une Rapunzel pensive, qu'un maléfice aurait enfermée parmi les pins et les brumes salées de Kinneret, à attendre le voyageur qui lui dirait: "Holà, déroule tes cheveux, Rapunzel". Quand Pierce était entré dans sa vie, elle avait été tout heureuse d'ôter ses épingles et ses bigoudis et de laisser se dérouler sa chevelure en une lourde cascade murmurante, mais quand Pierce eût grimpé à mi-chemin, elle avait vu ses splendides cheveux se changer, par un nouveau maléfice, en une énorme perruque qui s'était détachée, et le pauvre était retombé sur son cul. Indomptable, mais il s'était peut-être servi d'une de ses innombrables cartes de crédit en guise de passe-partout, il avait forcé la serrure de sa tour et il avait gravi l'escalier en colimaçon: c'est par là qu'il aurait dû commencer, s'il avait été plus malin. Ensuite, ce qui s'était passé entre eux n'était jamais sorti vraiment de cette tour. À Mexico, ils étaient entrés par hasard dans une galerie de tableaux où exposait Remedios Varo, une splendide réfugiée espagnole. Sur le panneau central d'un triptyque intitulé Bordando el Manto Terrestre, on pouvait voir un groupe de frêles jeunes filles aux visages en forme de cœur, avec des yeux immenses, des cheveux d'or filé, elles étaient prisonnières au sommet d'une tour circulaire, et elles brodaient une sorte de tapisserie qui pendait dans le vide par une meurtrière, et qui semblait vouloir désespérément combler le vide: car toutes les maisons, toutes les créatures, les vagues, les navires et toutes les forêts de la terre étaient contenus dans cette tapisserie, et cette tapisserie, c'était le monde. Œdipa s'était mise à pleurer en regardant ce tableau. Personne ne l'avait remarquée; elle portait des lunettes vert sombre. Si les larmes restaient prisonnières derrière les lunettes, elle conserverait ainsi ce moment de tristesse, voyant le monde s'iriser à travers ses larmes, celles de cet instant, comme si des indices de réfraction encore inconnus pouvaient varier d'une crise de larmes à l'autre. Elle avait regardé à ses pieds et compris, grâce à un tableau, que cette matière qu'elle foulait avait été tissée à peut-être trois mille kilomètres de là dans sa propre tour, que c'était devenu Mexico par le plus grand des hasards, si bien que Pierce ne l'avait arrachée à rien, et qu'elle ne s'était pas échappée. À quoi souhaitait-elle tant échapper? Une telle captive, avec tout son temps pour penser, comprend bientôt que sa tour, sa hauteur, son architecture, sont purement accidentelles, comme sa personnalité: elle comprend que ce qui la retient où elle est est de nature magique, anonyme et maligne, et que cela lui est imposé sans raison. Sans rien d'autre que l'angoisse qui lui tord le ventre et son intuition féminine pour déchiffrer cette magie informe, en comprendre le mécanisme, en mesurer les champs magnétiques, en compter les lignes de force, elle risque de tomber dans la superstition, ou encore de se consacrer à un passe-temps utile comme la broderie, à moins qu'elle ne tombe tout simplement folle ou qu'elle épouse un disc-jockey. Si la tour est partout et si le cavalier par qui viendra la délivrance est vulnérable à cette magie, alors...