- Mais le soir où j'ai assisté à une représentation, dit Œdipa, Driblette s'est servi de la version du Vatican, il a prononcé le mot Trystero.
Bortz ne manifesta aucune réaction.
- C'est son affaire, se contenta-t-il de dire. Il était à la fois acteur et metteur en scène, n'est-ce pas?
- Et si c'était seulement un caprice, dit Œdipa en faisant des ronds avec ses mains, il aurait ajouté deux vers comme ça, sans le dire à personne?
- Randy Driblette, ajouta le troisième étudiant, un garçon massif avec des lunettes à monture de corne, ce qui le tracassait intérieurement, d'habitude, d'une façon ou d'une autre, il fallait bien que ça sorte, sur la scène. Il a peut-être lu une quantité de versions différentes, pour se pénétrer de l'esprit de la pièce, mais pas nécessairement de ses termes, et c'est ainsi qu'il est tombé sur votre édition de poche, avec cette variante.
- Donc, conclut Œdipa, il a dû se passer quelque chose dans sa vie personnelle, quelque chose qui a dû le changer profondément en une nuit, et c'est pour cela qu'il a ajouté ces vers.
- Peut-être, répondit Bortz, peut-être pas. Vous croyez que l'esprit d'une âme, c'est comme une table de billard?
- J'espère que non.
- Venez voir des photos cochonnes, proposa Bortz, en se laissant glisser du hamac.
Ils laissèrent les étudiants à leur bière. Il lui dit
- Ce sont des microfilms pris en douce de l'édition du Vatican. On les a pris en 61. Grace et moi, nous avions une bourse d'étude.
Ils pénétrèrent dans un bureau qui faisait office d'atelier. On entendait au loin dans la maison les hurlements des enfants et le vrombissement d'un aspirateur. Bortz tira les rideaux, choisit une poignée de diapositives dans une boîte, brancha le projecteur et le braqua sur le mur.
C'étaient des gravures sur bois, qui montraient la technique hâtive d'un amateur qui veut tout de suite voir ce que cela va donner. La vraie pornographie est le fait de patients artistes.
- L'artiste est anonyme, dit Bortz, comme le rimailleur qui a récrit la pièce. Ici, Pasquale, vous vous souvenez, un des méchants, épouse vraiment sa mère, et il y a toute une scène consacrée à leur nuit de noces. (Il passa ensuite une autre diapositive). C'est l'idée générale. Vous remarquerez que la mort est très souvent présente dans le fond. Cette rage morale est un retour en arrière, médiéval. Les puritains n'ont jamais atteint une telle violence. Sauf peut-être les scurvhamites. D'après d'Amico, cette édition est un projet scurvhamite.
- Scurvhamite?
Robert Scurvham avait fondé, pendant le règne de Charles Ier, une secte de puritains particulièrement stricts. Leur idée fixe, c'était la prédestination. Il en existait deux espèces. Pour un scurvhamite, rien n'arrivait par hasard. La création, c'était une énorme machine très compliquée.
Une partie, celle des scurvhamites, était mue par la volonté de Dieu, qui avait tout mis en marche. L'autre dépendait d'un principe opposé, aveugle et sans âme; un automatisme brutal qui conduisait à la mort éternelle. Il s'agissait d'attirer des convertis dans la sainte confrérie des scurvhamites. Mais il se trouva que ces rares élus eux-mêmes furent fascinés par la somptueuse horlogerie de ce monde des damnés qui exerçait sur eux une morbide fascination, ce qui leur fut fatal. Ils se trouvèrent ensorcelés par les délices de l'anéantissement, si bien qu'il ne resta plus personne dans la secte, pas même Robert Scurvham lui-même, qui, comme le commandant d'un navire, fut le dernier à l'abandonner.
- Mais, quel rapport y a-t-il avec Richard Wharfinger? demanda Œdipa. Pourquoi auraient-ils fait cette version obscène de sa pièce?
- Comme exemple moral. Ils n'aimaient guère le théâtre. C'était une façon d'éloigner la pièce d'eux-mêmes, et de la précipiter en enfer. La meilleure façon de la damner éternellement était d'en changer les mots. N'oubliez pas que les puritains, comme aujourd'hui les critiques littéraires, étaient entièrement voués au verbe.
- Mais ce vers sur Trystero n'a rien d'obscène. Il se gratta la tête.
- Pourtant, ça doit coller. Nulle étoile sacrée ne veille, il s'agit de la volonté de Dieu. Mais même cela ne peut sauver, ou veiller sur, quelqu'un qui a rendez-vous avec Trystero. Je veux dire, si vous n'avez fait que nuire aux desseins d'Angelo, bon sang, il y a moyen de s'en sortir. En quittant le pays, par exemple. Après tout, Angelo n'est qu'un homme.
En revanche, l'Autre, la puissance maléfique qui faisait tourner le monde non scurvhamite, c'était une autre paire de manches. Ils se dirent par conséquent que Trystero symboliserait l'Autre à merveille.
Il fallait bien s'en contenter. Toujours avec cette sensation de surplomber un abîme, elle demanda ce qu'elle voulait savoir:
- Mais qu'était Trystero?
- Un des domaines nouveaux, découverts après la parution de mon édition de 57. Nous avons découvert depuis pas mal de matériaux capitaux. L'éditeur affirme que la nouvelle édition, entièrement mise à jour, paraîtra l'année prochaine. En attendant...
Il alla fouiller dans une bibliothèque vitrée pleine de livres anciens. Il en sortit un volume usé, relié en veau.
- J'enferme sous clef tous mes documents sur Wharfinger, pour que les gosses ne tombent pas dessus. Charles me poserait des questions sans fin auxquelles je suis trop jeune pour répondre.
L'ouvrage s'intitulait: Description des singulières pérégrinations du Dr Diocletian Blobb parmi les Italiens. Illuminés d'exemples tirés de l'histoire véridique de cette race étrange et fantastique.
- Heureusement pour moi, dit Bortz, Wharfinger, comme Milton, tenait un journal où il notait les citations tirées de ses lectures. C'est comme cela que je suis tombé sur les Pérégrinations.
C'était plein de mots qui se terminaient en e, les s ressemblaient à des f, tous les noms portaient la majuscule, il y avait des y à la place des i.
- Je n'arrive pas à déchiffrer cela, déclara Œdipa.
- Faites un effort, dit Bortz. Il faut que je souhaite le bonsoir aux autres. Ce doit être vers le chapitre 7.
Il disparut, laissant Œdipa devant le tabernacle. Elle trouva finalement ce qu'elle cherchait dans le chapitre 8: c'était le compte rendu de la rencontre que l'auteur fit des brigands de la bande de Trystero. Diocletian Blobb avait choisi de traverser une portion de montagne désolée dans une diligence appartenant à la compagnie Torre & Tassis, dont Œdipa se dit que ce devait être la forme italienne de Thurn & Taxis. Brutalement, sur la rive de ce que Blobb appelle le lac de Piété, ils furent attaqués par une vingtaine de cavaliers en cape noire. Il s'engagea alors une lutte violente et silencieuse dans le vent glacé qui soufflait du lac. Les bandits étaient armés de gourdins, d'arquebuses, d'épées, de stylets, et de foulards de soie dont ils se servaient pour achever les blessés. Ils y passèrent tous, sauf le docteur Blobb et son domestique, car dès le début du combat, ils s'en étaient écartés, en proclamant d'une voix forte qu'ils étaient anglais et, de temps en temps, ils se "risquaient à chanter certains des hymnes les plus édifiants de notre Église". Œdipa fut plutôt surprise de les voir s'en sortir vivants, si l'on considérait la passion de Trystero pour la sécurité.
- Trystero essayait-il de s'établir en Angleterre? suggéra Bortz, des jours plus tard.
Œdipa n'en savait rien. Mais pourquoi garder la vie sauve à un insupportable imbécile comme ce Diocletian Blobb?