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C'était comme avec le Démon de Maxwell. Ou bien elle était incapable de communiquer, ou bien cela n'existait pas.

Au-delà des origines, les bibliothèques ne lui apprirent rien d'autre sur Tristero. Apparemment, Tristero n'avait pas survécu à la lutte de la Hollande pour son indépendance. Il fallait donc tout reprendre sous l'angle de Thurn & Taxis, ce qui n'allait pas sans périls. Pour Emory Bortz, cela semblait devenir une sorte de jeu. Il soutenait par exemple une théorie du miroir, selon laquelle toute période d'instabilité chez Thurn & Taxis devait se réfléchir en négatif dans l'état fantôme de Tristero. Il expliquait ainsi l'apparition imprimée de ce nom redoutable seulement vers la moitié du XVIIe siècle. Comment l'auteur du jeu de mots sur Trystero dies irae avait-il surmonté sa répugnance? Comment la version du Vatican, avec sa suppression du vers "Trystero" se retrouvait-elle dans le Folio? D'où pouvait bien venir l'audace même de faire allusion à la rivalité de Thurn & Taxis? Bortz prétendait que Tristero avait dû connaître une crise assez grave pour empêcher les représailles. Peut-être était-ce pour les mêmes raisons que le docteur Blobb avait eu la vie sauve.

Mais Bortz avait-il bien fait d'exfolier un style aussi fleuri? Dans la senteur poivrée de ses roses rouges perverses, la sombre histoire glissait, invisible. Quand Léonard II - Francis, comte de Thurn & Taxis - mourut en 1628, sa femme, Alexandrine de Rye, lui succéda dans la charge de maître de poste sans que cela eût un caractère officiel. Elle l'abandonna en 1645. Il fut alors difficile de dire qui détenait le pouvoir du monopole, jusqu'à ce que, en 1650, Lamoral II-Claude-Francis, héritier mâle - prît le pouvoir. Mais déjà le système montrait des signes de décrépitude à Bruxelles et à Anvers. Des services postaux privés avaient pris une telle importance par rapport au monopole impérial que dans ces deux villes on ferma les bureaux de Thurn & Taxis.

Comment, demanda Bortz, Tristero aurait-il réagi? En imaginant qu'une faction militante proclamât que le grand jour était finalement arrivé. Plaidant le recours à la force, tant que l'ennemi était vulnérable. Mais le clan des conservateurs se contentait de l'opposition traditionnelle, que Tristero pratiquait depuis soixante-dix ans. Il devait bien aussi y avoir quelques visionnaires: des hommes qui, surplombant les conflits immédiats de leur époque, avaient une pensée véritablement historique; au moins une personne, suffisamment branchée pour prévoir la fin de la guerre de Trente Ans, les traités de Westphalie, le démembrement de l'Empire, la chute prochaine dans le particularisme.

- Il ressemble à Kirk Douglas, s'écria Bortz, il porte une épée, il a un nom fracassant, quelque chose comme Konrad. Ils se réunissent dans l'arrière-salle d'une taverne, avec de grosses filles réjouies en corsage paysan et qui font circuler des chopes, au milieu des cris et des rires, ils sont tous soûls, soudain Konrad saute debout sur une table. La foule fait silence. "Le salut de l'Europe, commence Konrad, dépend de la communication, n'est-ce pas? Nous avons contre nous l'anarchie des princes allemands jaloux, avec leurs combines, leurs luttes intestines où s'épuise la force de l'Empire en vaines querelles. Or celui qui pourrait contrôler les lignes de communication entre ces princes les contrôlera du même coup. Un jour peut-être ce réseau unifiera le continent. Ce que je propose, c'est une union avec notre vieil ennemi. Thurn & Taxis. - Non, jamais, qu'on jette dehors ce traître", crient des voix, jusqu'à ce qu'une serveuse, une petite starlette, elle a un petit faible pour Konrad, assomme le plus véhément adversaire de Konrad à l'aide d'une chope. "Ensemble, poursuit Konrad, nos deux systèmes seraient invincibles. Le service ne serait assuré qu'aux dimensions de l'Empire. Personne ne pourrait faire de mouvements de troupes, transporter des produits agricoles, etc. sans nous. Et si un prince veut instituer son propre système de courriers, nous l'en empêcherons. Après avoir été si longtemps déshérités, nous serons les héritiers de l'Europe!" Acclamations prolongées.

- Ils n'ont cependant pas empêché l'Empire de se désagréger, fit remarquer Œdipa.

- Alors, poursuivit Bortz, les novateurs et les conservateurs arrivent dans une impasse, Konrad et son petit groupe de visionnaires - tous des chics types - s'efforcent d'apaiser la querelle, mais le temps qu'ils finissent par s'entendre, tout le monde est épuisé, l'Empire s'effondre, Thurn & Taxis n'est plus preneur pour un accord.

Et, avec la fin du Saint Empire romain germanique, la source de la légitimité de Thurn & Taxis se perd parmi d'autres splendides illusions. Les cas de paranoïa sont nombreux. Si Tristero a réussi à rester même partiellement occulte, si Thurn & Taxis connaît mal son adversaire, alors beaucoup doivent croire à quelque chose somme toute peu différent de l'anti-Dieu, automate aveugle, des scurvhamites. En tout cas, cela a le pouvoir de tuer les courriers, de produire des glissements de terrain à travers les routes qu'ils empruntent, de faire naître de nouveaux concurrents, et même des monopoles d'État, qui détruisent leur empire. C'est leur fantôme du temps en train de mettre Thurn & Taxis le cul en l'air.

Au cours du siècle et demi suivant, la paranoïa recule, comme ils découvrent un Tristero séculier. Le pouvoir, la science universelle, une méchanceté implacable, attributs de ce qu'ils croyaient être un véritable principe historique - Zeitgeist - sont transférés à un ennemi humain. Si bien que, en 1795, on suggéra que Tristero avait monté toute la Révolution française, juste pour la proclamation du 9 Frimaire, An III, ratifiant la fin du monopole postal de Thurn & Taxis en France et dans les Pays-Bas.

- Mais à l'instigation de qui? demanda Œdipa. Vous avez lu cela quelque part?

- Et si personne n'en avait parlé? lui répondit Bortz.

Elle n'insista pas. Elle avait appris la prudence. Ainsi, elle n'avait pas demandé à Genghis Cohen si son comité d'experts avait fini par répondre au sujet des timbres qu'on leur avait envoyés. Elle savait que si elle retournait à Vesperhaven House pour parler au vieux monsieur Thoth de son grand-père, elle découvrirait qu'il était mort, lui aussi. Elle savait qu'elle aurait dû écrire à K. da Chingado, éditeur de l'édition de poche de The Courier's Tragedy, mais elle n'en fit rien, et elle ne demanda pas non plus à Bortz s'il l'avait fait, lui. Enfin, et c'était bien le pire, elle se surprit à faire des efforts inimaginables pour éviter de parler de Randolph Driblette. Chaque fois que venait la fille qui avait participé aux veillées funèbres, Œdipa trouvait un prétexte pour s'en aller. Elle sentait bien qu'elle était en train de trahir Driblette et de se trahir elle-même. Mais elle ne voulait pas aller plus loin, soucieuse comme elle l'était de ne pas voir sa révélation dépasser un certain point. De crainte sans doute de la voir l'engloutir. Quand Bortz lui demanda d'amener d'Amico, elle refusa, tout sec. Il n'en reparla plus, ni elle, bien entendu.

Elle retourna seule au Scope, un soir, angoissée: sur quoi allait-elle tomber? Elle y rencontra Mike Fallopian. Depuis une quinzaine, il se laissait pousser la barbe. Il portait une chemise vert olive à col boutonné, des treillis chiffonnés, et il était tête nue. Il était entouré de toute une cour d'admiratrices, ils buvaient des champagnes cocktails en braillant des chansons. Il vit soudain Œdipa, il lui fit un grand sourire et de grands gestes.