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" Quatrième hypothèse: tu es en train d'imaginer tout un complot, auquel cas, ma pauvre Œdipa, tu es complètement cinglée, mais alors, complètement".

Voilà donc comment étaient les choses. Quatre possibilités qu'elle détestait toutes. Le mieux, ç'aurait encore été qu'elle fût folle, un point c'est tout. Elle resta assise pendant des heures, trop engourdie même pour boire, en train d'apprendre à respirer dans le vide. Car c'était bien le vide. Seigneur! Personne ne pouvait l'aider. Personne au monde. Ils étaient tous ou bien en train de suivre leur truc, ou bien fous, ou bien des ennemis en puissance, ou bien morts.

Or voilà que de vieux plombages dans ses dents se mirent à la tracasser. Elle passait des nuits entières allongée sur le dos à fixer le plafond que le ciel de San Narciso teintait en rose. Puis elle tombait dans un sommeil drogué qui pouvait durer dix-huit heures, et elle se réveillait, épuisée, à peine capable de se tenir debout. Quand elle rencontrait le vieux monsieur malin qui parlait vite et qui s'occupait maintenant de la succession, ses possibilités d'attention se mesuraient parfois en secondes, elle parlait peu mais éclatait très souvent d'un rire nerveux. Elle était prise de nausées subites qui duraient cinq ou dix minutes et provoquaient chez elle une intense détresse, avant de disparaître sans laisser de trace. Elle eut des maux de tête, des cauchemars, des règles douloureuses. Un jour, elle alla jusqu'à Los Angeles, elle choisit au hasard le nom d'un médecin dans l'annuaire, et elle alla lui raconter qu'elle croyait être enceinte. Elle prit rendez-vous pour des examens. Œdipa dit qu'elle s'appelait Grace Bortz, et n'alla pas au rendez-vous.

Genghis Cohen, jadis si timide, arrivait maintenant un jour sur deux avec ses trouvailles - la cote qu'il venait de découvrir dans un vieux catalogue Zumstein, un ami de la Royal Philatelic Society qui se souvenait vaguement d'avoir vu un cor postal avec une sourdine dans le catalogue d'une vente, à Dresde, en 1923; un autre jour, un texte manuscrit, que lui envoyait un ami de New York. C'était censé être la traduction d'un article paru en 1865 dans la célèbre Bibliothèque des timbrephiles de Jean-Baptiste Moens. On aurait dit un des drames en costumes de Bortz, sur un vaste schisme dans les rangs de Tristero pendant la Révolution française. D'après le journal intime (récemment découvert et décrypté) du comte Raoul-Antoine de Vouziers, marquis de Tour et Tassis, une partie de Tristero n'avait jamais accepté la chute du Saint Empire romain germanique, voyant dans la Révolution française une folie passagère. Se sentant obligés, en tant qu'aristocrates, d'aider Thurn & Taxis dans cette période difficile, ces gens firent des avances pour voir si la vieille maison souhaitait qu'on la soutînt financièrement. Ce qui eut pour effet de faire éclater Tristero. À une réunion qui se tint à Milan, la lutte fit rage pendant une semaine, il se créa des inimitiés éternelles, des familles se divisèrent, du sang fut versé. À la fin de cette réunion, la résolution pour soutenir Thurn Taxis ne fut finalement pas adoptée. De nombreux conservateurs, y voyant un jugement millénariste contre eux, mirent un terme à leur association avec Tristero. Avec une certaine insuffisance, l'article se terminait ainsi: C'est ainsi que l'organisation entra dans la pénombre d'une éclipse historique. À partir de la bataille d'Austerlitz jusqu'aux troubles de 1848, Tristero continua sa chute, ayant perdu presque tous les nobles patronages qui l'avaient soutenu. Ils en furent réduits à acheminer la correspondance des anarchistes. On relève parmi leurs activités leur présence en Allemagne à l'occasion de la malheureuse Assemblée de Francfort, à Buda-Pesth sur les barricades, peut-être même parmi les ouvriers horlogers du Jura, préparant ainsi la venue de M. Bakounine. Mais la plupart partirent pour l'Amérique en 1849-1850, où désormais ils doivent prêter leur concours à ceux qui souhaitent éteindre la flamme de la Révolution.

Avec beaucoup moins d'émoi qu'elle n'en aurait manifesté une semaine auparavant, Œdipa montra le document à Emory Bortz.

- Oui, dit-il, tous les réfugiés de Tristero arrivent en 1849 pleins d'espoir. Mais que trouvent-ils? (Il ne le demande pas vraiment, bien sûr, cela fait partie du jeu). Que trouvent-ils? Une situation troublée.

En effet, vers 1845, le gouvernement fédéral avait entrepris une vaste réforme postale, abaissant les tarifs, et ruinant ainsi la plupart des services postaux indépendants. Entre 1870 et 1880, tous les services privés qui essayèrent de lutter contre le gouvernement furent immédiatement écrasés. En 1849-1850, c'était bien le pire moment pour essayer de reprendre les activités interrompues en Europe.

- Aussi, continua Bortz, se contentèrent-ils de rester dans ce monde des conspirateurs. D'autres émigrants arrivaient en Amérique pour échapper à la tyrannie et trouver la liberté. Ils se fondent dans ce creuset. Survient la guerre de Sécession. La plupart, libéraux, s'engagent pour défendre l'Union. Pas Tristero, bien sûr. Ils n'ont fait, eux, que changer d'opposition. Vers 1861, ils sont parfaitement établis, et loin d'être supprimés. Le Pony Express défie les déserts, les sauvages et les serpents à sonnettes, Tristero donne à son personnel des cours accélérés de sioux et de langue apache. Déguisés en Indiens, leurs messagers se glissent furtivement vers l'Ouest. Ils ne vont pas tarder à atteindre la côte ouest, sans la moindre perte et sans une égratignure, tout leur effort maintenant étant de ne pas faire une ride, de se déguiser, de donner tous les signes extérieurs de la soumission.

- Et ce timbre de Cohen? WE AWAIT SILENT TRISTERO'S EMPIRE.

- Ils étaient plus ouverts dans leur jeunesse. Plus tard, quand la police fédérale se mit à leur tomber dessus, ils passèrent à des timbres presque conformes, mais pas tout à fait.

Œdipa les connaissait par cœur. Dans le 15 cents vert sombre, émission spéciale de 1893 pour la Columbian Exposition (" Christophe Colomb annonçant sa découverte"), les visages des trois courtisans qui reçoivent la nouvelle, dans l'angle droit du timbre, avaient été subtilement modifiés pour exprimer une frayeur incontrôlable. Dans le 3 cents, Mothers of America, émis pour la fête des Mères de 1934, les fleurs en bas à gauche du Portrait de la mère de l'artiste, par Whistler, avaient été remplacées par une dionée gobe-mouches, une belladone, un sumac vénéneux et diverses autres espèces qu'Œdipa ne connaissait pas. L'émission du centenaire, en 1947, pour commémorer la grande réforme qui, pour les compagnies privées, marqua le commencement de la fin, montrait un cavalier du Pony Express dont la tête était inclinée sous un angle inconnu parmi les vivants. Sur le timbre de 3 cents violet foncé, série normale de 1954, la statue de la Liberté avait un sourire légèrement menaçant. Le timbre émis à l'occasion de l'Exposition internationale de Bruxelles en 1958, et qui représente une vue aérienne du pavillon américain, montre, légèrement en dehors de la foule des minuscules visiteurs, la silhouette parfaitement nette d'un cavalier et de sa monture. Sans oublier le timbre des Pony Express que Cohen lui avait montré lors de sa première visite, le Lincoln 4 cents "US Potsage", le sinistre 8 cents Airmail de la poste aérienne qu'elle avait vu sur la lettre du marin tatoué à San Francisco.

- C'est intéressant, dit-elle, si l'article est authentique.

- Ce devrait être facile à vérifier, non? dit Bortz en la regardant droit dans les yeux. Pourquoi ne le faites-vous pas?