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Elle eut de plus en plus mal aux dents, elle rêva que des voix désincarnées lui parlaient, et elle ne pouvait pas échapper à leur méchanceté, quelque chose allait surgir dans l'ombre grise des miroirs, des pièces vides la guettaient. Le gynécologue ordinaire aurait été bien incapable de diagnostiquer ce qu'elle couvait.

Un jour, Cohen lui téléphona pour lui annoncer que tout était arrangé pour la vente aux enchères de la collection de timbres ayant appartenu à Inverarity. Les "faux" Tristero devaient constituer le lot 49.

- Et il se passe quelque chose de curieux, Miss Maas, ajouta Cohen. Un enchérisseur par correspondance vient d'entrer en scène, dont personne n'a jamais entendu parler dans le coin. Et cela ne se produit pratiquement jamais.

- Un quoi?

Cohen lui expliqua qu'il y avait ceux qui assistaient aux enchères publiques en personne, et les enchérisseurs par correspondance, qui envoyaient leur enchère par la poste. Ces enchères étaient alors notées dans un livre à part. Et, comme c'était l'usage, la personnalité de l'inconnu ne serait pas dévoilée.

- Mais qu'est-ce qui vous fait penser qu'il s'agit d'un inconnu?

- C'est ce qu'on dit. Il s'est entouré de toutes sortes de mystères, et il a agi par l'entremise d'un intermédiaire, C. Morris Schrift, qui a une excellente réputation. Hier, Morris a pris contact avec les commissaires-priseurs pour leur dire que son client souhaitait examiner les faux en question, le lot 49, avant la vente. C'est tout à fait normal, si l'on sait qui c'est, et s'il s'engage à payer les frais de poste, l'assurance, et s'il renvoie les pièces dans un délai de vingt-quatre heures. Mais Morris a été incroyablement mystérieux, il a refusé de dire le nom de son client, etc. Tout ce qu'il a bien voulu dire, c'est qu'à son avis ce n'était pas quelqu'un de par ici. Alors, comme c'est une étude très conservatrice, ils ont refusé.

- Alors, qu'en pensez-vous? demanda Œdipa qui, bien sûr, avait déjà sa petite idée.

- Je me demande si notre mystérieux enchérisseur ne serait pas un envoyé de Tristero, dit Cohen. Il aurait vu la description du lot 49 dans le catalogue de la vente. Et il ne voudrait pas que les preuves matérielles de l'existence de Tristero tombent entre des mains profanes. Je me demande combien on va offrir.

Œdipa rentra à Echo Courts pour boire du bourbon en attendant le coucher du soleil et l'obscurité de la nuit. Quand il fit aussi noir que possible, elle alla rouler sur l'autoroute tous feux éteints, pour voir ce qui se passerait. Mais les anges veillaient sur elle. Juste avant minuit, elle se retrouva dans une cabine téléphonique, tout au fond d'un quartier désolé et obscur de San Narciso. Elle n'y avait jamais mis les pieds auparavant. Elle appela The Greek Way à San Francisco, et fit à la voix musicale qui lui répondit une description précise de l'inamorato anonyme à acné et à cheveux ras à qui elle avait parlé. Puis elle attendit, et sans raison elle sentit ses yeux se remplir de larmes. Pendant trente secondes, elle n'entendit que le cliquetis des verres, des éclats de rire, et la musique du juke-box. Puis sa voix.

- Arnold Snarb à l'appareil, dit-elle en sanglotant.

- J'étais dans les toilettes des petits garçons, car celles des messieurs étaient bondées.

En moins d'une minute, elle lui raconta tout ce qu'elle avait appris sur Tristero, et ce qui était arrivé à Hilarius, Mucho, Metzger, Driblette, Fallopian.

- Si bien, ajouta-t-elle, qu'il ne me reste que vous. Je ne sais pas comment vous vous appelez, et je ne veux pas le savoir. Mais il faut que je sache s'ils ont monté ça avec vous. Notre rencontre accidentelle, et l'histoire que vous m'avez racontée sur le cor postal. Parce que pour vous, c'est peut-être une blague, mais pour moi, ça a cessé d'en être une il y a quelques heures. Je me suis soûlée et j'ai roulé le long de ces autoroutes. La prochaine fois, je ferai peut-être ça de façon plus délibérée. Pour l'amour de Dieu, de la vie humaine, de ce que vous respectez, s'il vous plaît, aidez-moi.

- Arnold, commença-t-il.

Puis on entendit seulement le bruit du bar, pendant un long moment.

- C'est fini, dit-elle. Ils m'ont saturée. À partir de maintenant, je me retire. Vous êtes libre. Relâché. Vous pouvez me dire.

- C'est trop tard, dit-il.

- Pour moi?

- Pour moi.

Elle n'eut pas le temps de lui demander ce qu'il voulait dire, il avait déjà raccroché. Elle n'avait plus de monnaie. Avant qu'elle ait le temps d'en faire quelque part, il serait parti. Elle resta plantée entre le téléphone public et la voiture de location, complètement isolée dans la nuit. Elle voulut faire face à la mer, mais elle ne parvenait plus à s'orienter. Elle pivota sur un talon. Les montagnes avaient également disparu. Comme s'il ne pouvait pas y avoir de barrière entre elle et le reste du pays. San Narciso à ce moment-là perdit (la perte pure, instantanée, sphérique, un carillon d'acier inoxydable frappé d'un coup léger), dans les étoiles, perdit - ou abandonna - ce que ce lieu avait encore d'unique pour elle; et redevint sur-le-champ un simple nom qui se confondit avec l'immense manteau de l'Amérique. Pierce Inverarity était bien mort.

Elle suivit une voie de chemin de fer qui longeait l'autoroute. Des embranchements s'enfonçaient vers des usines. Peut-être avaient-elles également appartenu à Pierce. Mais même si tout San Narciso lui avait appartenu, cela présentait-il désormais le moindre intérêt? San Narciso était un nom; un incident parmi nos statistiques climatiques des rêves, et ce que devenaient les rêves parmi notre lumière accumulée de tous les jours, un instant dans la course des ouragans ou le moment où la tornade touche terre parmi les solennités plus élevées, plus continentales - des systèmes d'orages de souffrances et de besoins de groupes, des vents dominants d'abondance. La vraie continuité, c'était cela, San Narciso n'avait plus de frontières. Personne n'aurait d'ailleurs su les tracer. Plusieurs semaines auparavant, elle s'était mise de tout son cœur à essayer de donner un sens à ce qu'Inverarity avait laissé après sa mort: à aucun moment elle n'avait soupçonné que cet héritage, c'était l'Amérique.

Œdipa Maas pouvait-elle être l'héritière d'Inverarity? Etait-ce dans son testament? Codé peut-être, à l'insu de Pierce lui-même, alors qu'il était déjà trop enfoncé dans sa propre expansion, une visite, une instruction lucide? Elle n'arrivait plus à retrouver aucune image du disparu, une image qu'elle aurait pu habiller, interroger, mais elle n'en perdait pas pour autant la compassion que lui avaient inspirée ses tentatives pour extirper de ce cul-de-sac cette énigme qu'il avait créée par ses propres efforts.

Il n'avait jamais parlé affaires avec elle, mais elle savait qu'il s'agissait d'une fraction de lui-même qui jamais ne tomberait juste, qui se prolongerait éternellement au-delà de toute décimale qu'elle pourrait nommer. L'amour qu'elle avait éprouvé pour lui était resté disproportionné par rapport au besoin qu'il éprouvait de posséder de la terre, de la transformer, de faire naître de nouveaux horizons, des antagonismes personnels, des taux de croissance. Un jour, il lui avait confié: "Il ne faut pas s'arrêter, c'est tout le secret, ne jamais s'arrêter". En écrivant ce testament, avec ce spectre qui se dressait devant lui, il avait dû comprendre comment tout cela finirait. Peut-être n'avait-il rédigé ce testament que pour tourmenter une ancienne maîtresse, cyniquement sur sa fin, en abandonnant tout espoir. Chez lui, l'amertume pouvait atteindre ces profondeurs. Elle n'en savait rien. Peut-être avait-il lui aussi découvert Tristero, et l'avait-il noté en code dans ce testament, en lui faisant acquérir juste suffisamment d'évidence pour qu'elle le découvrît. Et pourquoi n'aurait-il pas essayé de se survivre, sous la forme d'une simple paranoïa: simple conspiration contre quelqu'un qu'il aimait? Une telle perversité serait-elle trop pour la mort elle-même? Avait-il finalement imaginé un procédé trop subtil pour que le sombre ange de la mort en devine les délicatesses, avec sa tête de vice-président sans humour? Quelque chose avait-il pu se glisser à travers, et Inverarity avait-il réussi en cela à vaincre la mort?