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II

Elle quitta Kinneret, sans penser qu'elle allait vers quelque chose de nouveau. Mucho Maas, l'air énigmatique sifflait I Want to Kiss Your Feet, un nouvel enregistrement de Sick Dick and the Volkswagens (c'était un groupe anglais qu'il aimait bien à ce moment-là, mais il n'y croyait guère). Il était planté là, les mains dans les poches, tandis qu'elle lui expliquait qu'elle devait aller pendant quelque temps à San Narciso pour examiner les livres et les papiers de Pierce, et rencontrer Metzger, qui devait régler cette succession avec elle. Mucho fut triste de la voir partir, sans être pour autant désespéré. Après lui avoir dit de raccrocher si le docteur Hilarius appelait, et dans le jardin de s'occuper de la marjolaine qui semblait victime d'une étrange moisissure, elle partit.

San Narciso est dans le Sud, près de Los Angeles. Comme beaucoup de noms de lieux en Californie, c'est moins une ville identifiable qu'un ensemble d'idées générales - une zone de recensement, un lotissement, des centres commerciaux, où s'entrecroisent les bretelles qui mènent à son autoroute. C'est là qu'avait vécu Pierce, il y avait eu son quartier général, c'est là qu'il avait commencé ses spéculations immobilières dix ans auparavant, et édifié les fondations d'une fortune qui n'avait ensuite cessé, bizarrement de guingois d'ailleurs, de s'élever vers le ciel. L'endroit s'en trouverait sans doute auréolé d'une lumière particulière. En tout cas, si c'était différent du reste de la Californie du Sud, ça ne se voyait pas au premier coup d'œil. Elle pénétra dans San Narciso un dimanche, elle conduisait une Impala de location. Il ne se passait rien. Elle dominait une colline, elle dut cligner les yeux à cause du soleil. Devant elle se déroulait une vaste étendue de maisons qui avaient toutes poussé en même temps comme une moisson, sur la terre d'un marron terne. Cela lui rappela la première fois qu'elle avait ouvert un poste à transistors pour changer les piles, et qu'elle avait vu un circuit imprimé. Tout cet ensemble de maisons et de rues, vu sous cet angle, surgissait avec une clarté stupéfiante, comme les circuits sur la plaque. Elle savait encore moins de choses sur la radio que sur les indigènes de la Californie du Sud, mais elle comprit tout de suite que ces deux séries de lignes enchevêtrées devaient avoir un sens caché, comme les hiéroglyphes. Il lui avait semblé que le nombre de choses que les circuits imprimés auraient pu lui dire (si elle avait cherché un peu) était sans limites; c'est ainsi au moment où elle pénétrait dans San Narciso, elle eut le sentiment d'une révélation qui tremblait, au seuil de la conscience claire. La brume envahissait l'horizon, la réverbération du soleil sur le sol beige brûlait les yeux; avec sa Chevrolet, elle semblait garée juste au beau milieu d'une extase religieuse. Comme si des paroles étaient prononcées, sur une autre fréquence, ou au centre d'un tourbillon trop lent pour que sa peau brûlante pût en sentir le souffle. Ça devait être ça. Elle pensa à son mari; ce pauvre Mucho qui essayait de croire à ce qu'il faisait. Était-ce ce qu'il éprouvait, l'œil fixé sur son collègue de l'autre côté de la vitre; il le voyait, le casque sur les oreilles, prêt à poser le disque suivant sur la platine, avec des gestes stylisés, religieux, comme s'il maniait le saint chrême, l'encensoir ou le calice, en harmonie avec la voix, les voix, la musique et son message, baigné dans son flot, branché, comme tous les fidèles à transistors; Mucho regardait-il dans le studio A en sachant que même s'il pouvait entendre, de toute façon il n'avait pas la foi?

Puis l'extase d'Œdipa se dissipa, comme si un nuage avait masqué le soleil, ou comme si la brume s'était soudain épaissie, interrompant "l'extase religieuse" en question; elle démarra et fila à peut-être 110 km/h dans un crissement de macadam vers l'autoroute qui, d'après elle, menait à Los Angeles, bordée de chaque côté de parkings, d'assureurs, de snack-bars, de petits immeubles de bureaux et d'usines avec des numéros de rue dans les 70 ou 80 000. Elle n'avait jamais pensé qu'une rue pût être aussi longue. Cela avait quelque chose d'irréel. Puis ce fut à sa gauche un éparpillement de vastes bâtiments roses, avec des kilomètres de clôtures surmontées de fil de fer barbelé avec de temps en temps un mirador: elle passa devant un large portail, gardé de chaque côté par un missile haut de dix-huit mètres, avec les lettres YOYODYNE peintes sur l'ogive. C'était à San Narciso la principale source d'emploi: The Galactronics Division of Yoyodyne, Inc., un des géants de l'industrie aérospatiale. Pierce, elle le savait, en avait possédé un gros paquet d'actions, et il s'était trouvé mêlé aux négociations qui, grâce à des exemptions fiscales, avaient attiré Yoyodyne dans le coin. Cela aussi, c'était être un père fondateur, affirmait-il.

Puis les barbelés firent à nouveau place à la parade familière de ces bâtiments préfabriqués construits en parpaings barbouillés en beige, où étaient installés des distributeurs de machines de bureau, des fabricants de colle, des marchands de butane en bouteille, des usines de fermetures Éclair, des entrepôts, etc. Le dimanche avait plongé tout cela dans le silence et la paralysie totale, sauf parfois un agent immobilier qui avait gardé son bureau ouvert, ou un snack-bar pour camionneurs. Œdipa décida de faire étape dans le prochain motel, même s'il était affreux - le calme et quatre murs étaient soudain quelque part en route devenus préférables à cette illusion de vitesse, de liberté, le vent dans les cheveux, le paysage qui se déroule. Elle était déçue. Cette route, en fait, c'était une aiguille de seringue hypodermique plantée quelque part là-bas dans la veine que constituait l'autoroute, une veine qui allait à son tour alimenter le flot en direction de Los Angeles; elle apportait le bonheur, la cohérence, la douleur s'envolait ou ce qui, dans une ville, passe pour la douleur. Mais si Œdipa avait été une simple goutte d'héroïne urbaine, Los Angeles, en fait, n'aurait même pas remarqué son absence.