Le père était terré dans un trou d'obus, dans les dunes de la tête de pont des Anzac, sous la mitraille turque. On ne voyait ni Baby Igor ni le chien Murray.
- Ah! ça alors! s'exclama Œdipa.
- Bon Dieu, ils ont dû mélanger les bobines.
- Ça se passe avant ou après?
Elle tendit la main vers la bouteille de tequila, ce qui eut pour effet de rapprocher son sein gauche du nez de Metzger. Avec le sens inné du comique qui le caractérisait, Metzger le regarda en louchant avant de répondre.
- Si je vous le dis, ça va vous aider.
- Allez, dites.
Elle lui frotta le nez avec la pointe capitonnée du bonnet de son soutien-gorge. Elle versa la gnôle. Et ajouta:
- Ou bien je ne joue plus.
- Des clous.
- Dites-moi au moins s'il s'agit de son ancien régiment.
- Allez-y! posez-moi des questions. Mais, pour chaque réponse, vous ôterez quelque chose. On appellera ça le strip-tease Botticelli.
Œdipa eut une idée merveilleuse.
- Parfait, mais avant je vais juste faire un petit tour dans la salle de bains, j'en ai pour une seconde. Fermez les yeux, retournez-vous, et surtout ne trichez pas.
Sur l'écran, le River Clyde, un charbonnier qui transportait deux mille hommes, s'échouait à Seddel-Bahr dans un silence irréel. "On y est, les gars". La voix qui murmurait cela avait un faux accent britannique. Ce fut alors que la fusillade turque éclata. Le massacre avait commencé.
- Je connais ce passage, lui dit Metzger, les yeux toujours fermés. À cinquante mètres au large, la mer était rouge de sang. Ça, ils ne le montrent pas.
Dans la salle de bains, il y avait une grande penderie. Œdipa se déshabilla rapidement, puis elle commença à empiler sur elle tous les vêtements qu'elle avait apportés. Six paires de culottes aux couleurs assorties, une gaine, trois paires de bas, trois soutiens-gorge, deux jeans, quatre combinaisons, un fourreau noir, deux robes d'été, une demi-douzaine de jupes, trois sweaters, deux corsages, une robe de chambre ouatinée, un peignoir bleu ciel, un autre en Orlon. Plus des bracelets, des boucles d'oreilles et un pendentif. Il lui sembla que cela prenait des heures et, quand elle eut fini, elle pouvait à peine marcher. Elle commit l'erreur de se regarder dans la glace, en fait une psyché. On aurait dit un ballon de plage avec des pieds. Elle éclata de rire, ce qui la fit basculer. Dans sa chute, elle entraîna une bombe de laque pour les cheveux. La bombe vint violemment heurter le sol, et voilà toute cette saloperie qui envahit la pièce, tandis que la bombe décrit des zigzags. Metzger se précipite, il tombe sur Œdipa qui tente de retrouver son équilibre, au milieu de l'atmosphère irrespirable.
- Bon Dieu! s'écrie-t-il, avec la voix de Baby Igor.
La bombe, avec un sifflement méchant, rebondit sur le coin de la cuvette des w.-c., frôle comme une fusée l'oreille droite de Metzger, elle passe à peut-être un demi-centimètre. Metzger s'allonge par terre et, serré tout contre Œdipa, il voit la bombe qui continue sa voltige à haute vitesse; dans l'autre pièce jaillit comme les grandes orgues le grondement des canons de marine, les mitrailleuses, les obusiers, les armes automatiques, et les râles de l'infanterie.
Elle regarda vers le plafonnier, remarquant au passage que Metzger avait les yeux fermés. La bombe continuait sa course folle. La pression du gaz semblait inépuisable. Œdipa avait très peur, mais cela ne la dégrisait pas. Il lui sembla que la bombe savait où elle allait, mais peut-être que Dieu ou quelque chose de très rapide, un ordinateur par exemple, calculait d'avance sa trajectoire compliquée. Quant à elle, tout ce qu'elle savait, c'est que, incessamment, ça allait leur tomber dessus à 160 à l'heure. Elle dit son nom, "Metzger", d'une voix mourante et lui planta les dents dans le bras à travers l'étoffe de son costume d'été. L'odeur de laque avait envahi l'air. La bombe heurta violemment une glace et rebondit; le verre étoilé autour de l'impact resta suspendu une seconde avant de se fracasser dans le lavabo. La bombe poursuivit sa course en direction de la douche, détruisant sur son passage la porte de verre cathédrale; elle rebondit sur les trois parois revêtues de carreaux de faïence, fila au plafond, ratant de peu le plafonnier, puis plongea sur les deux corps prostrés; on entendait en bruit de fond le grondement lointain du poste de télévision. Cela semblait ne jamais devoir finir; mais soudain la bombe stoppa en plein vol et s'abattit sur le sol, à peut-être trente centimètres du nez d'Œdipa. Le champ de bataille était calme.
- Ouf! dit quelqu'un.
Œdipa sortit ses dents de Metzger, jeta un coup d'œil autour d'elle et, dans l'embrasure de la porte, elle vit Miles, le gamin en mohair, multiplié par quatre. On aurait dit le groupe dont il avait parlé, The Paranoids. Ils étaient tous semblables, trois d'entre eux avaient des guitares électriques. Ils étaient plantés là, la bouche béante. Il y avait aussi un certain nombre de filles dont les têtes passaient sous des bras, entre des genoux.
- Bizarre, dit l'une des filles.
- Vous êtes de Londres? demanda une autre. Ça se fait en Angleterre?
La laque faisait comme un brouillard, le sol était jonché de débris de verre.
- Sacré truc, dit celui qui tenait le passe-partout, en résumant la situation.
Œdipa décida que ce devait être Miles. Avec déférence, il commença à décrire une orgie de surfers à laquelle il avait participé la semaine précédente, et dans laquelle jouaient un rôle une boîte de vingt litres de graisse de rognon, une petite auto à toit ouvrant et un phoque savant.
- Bien sûr, nous, c'est plus modeste, dit Œdipa, qui avait réussi à se retourner. Alors vous devriez nous laisser. Allez donc chanter. Il nous faudrait un peu de musique. Donnez-nous la sérénade.
- Tout à l'heure, peut-être, dit un membre du groupe, timidement, vous pourriez venir nous rejoindre à la piscine.
- Tout dépend de la façon dont ça va gazer ici, leur dit jovialement Œdipa.
Les gosses sortirent à la queue leu leu. Auparavant, ils avaient branché dans toutes les prises de courant disponibles des rallonges dont ils firent un gros faisceau qu'ils passèrent par la fenêtre.
Metzger l'aida à se mettre debout.
- Et ce strip Botticelli?
Dans la chambre, la télévision débitait une publicité pour un bain turc situé à San Narciso, dans le centre (où ce centre pouvait-il bien être?). Cela s'appelait Hogan's Seraglio.
- Cela aussi, ça appartient à Inverarity. Vous le saviez?
- Sadique! lui hurla Œdipa. Répétez ça et je vous colle la tête dans l'écran de télévision.
- Vous êtes vraiment cinglée, dit-il en souriant.
En fait, elle ne l'était pas. Elle lui demanda:
- Est-ce qu'il y avait quelque chose qui ne lui appartenait pas?
Metzger lui fit un clin d'œil.
- Ça, je me demande.
À ce moment-là éclata un déluge d'accords de guitares, The Paranoids s'étaient mis à chanter. Le batteur était en équilibre sur le plongeoir, les autres étaient invisibles. Metzger s'approcha d'Œdipa par-derrière avec l'intention de poser ses mains en bol sur ses seins, mais il ne les trouva pas tout de suite sous l'accumulation de vêtements. Ils restèrent devant la fenêtre à écouter The Paranoids.
Sérénade
Étendu sous la lune
Sur la mer solitaire
Je vois la marée vide
Qui me console un peu
Le calme de la lune
Emplit ce soir la plage