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La vie n'est plus qu'un songe

Ombres grises lumière pâle

Seule comme je le suis moi

Tu es seule ce soir

Petite fille solitaire dans ta chambre

Ne pleure plus ne pleure plus

Comment t'atteindre voiler

La lune calmer la mer

La nuit est grise je suis

Perdu l'obscurité est complète

Je suis seul pour toujours

J'attends j'attends j'attends

Sous le ciel et la mer et le sable

Sur la mer solitaire

Etc. (Fondu).

- Bon, dit Œdipa, impatiente.

- Première question.

À la télévision, le saint-bernard aboyait. Œdipa regarda et vit Baby Igor déguisé en petit mendiant turc. Ils rôdaient dans un décor qui devait représenter Constantinople.

- C'est une bobine du début? demanda-t-elle, avec espoir.

- Question refusée, dit Metzger.

Sur le seuil, The Paranoids, comme on laisse du lait pour s'attirer les bonnes grâces des lutins, avaient déposé une bouteille de Jack Daniels.

- Mince, dit Œdipa. (Elle prit la bouteille). Est-ce que Baby Igor est allé jusqu'à Constantinople dans le sous-marin Justine?

- Non, répondit Metzger.

Œdipa ôta une boucle d'oreille.

- Y est-il arrivé dans un, comment appelez-vous ça, un sous-marin de la classe E?

- Non, dit Metzger.

Œdipa ôta une autre boucle d'oreille.

- Y est-il allé par la terre, peut-être en traversant l'Asie Mineure?

- Peut-être, répondit Metzger.

Œdipa ôta encore une boucle d'oreille.

- Encore une boucle d'oreille?

- Si je réponds, c'est vous qui allez ôter quelque chose?

- Je le ferai même sans réponse, rugit Metzger en tombant la veste.

Œdipa se versa encore à boire, Metzger but un coup à la bouteille. Œdipa resta cinq minutes à regarder la télévision. Elle avait oublié qu'elle devait poser des questions. Avec beaucoup de sérieux, Metzger ôta son pantalon. Quant au père, dans le film, il semblait bien qu'il n'échapperait pas à la cour martiale.

- Donc, c'était bien une bobine du début, dit-elle. Parce que c'est là qu'il est révoqué, ha, ha.

- Peut-être que c'est un flash-back, dit Metzger. Ou bien alors, ça lui est arrivé deux fois.

Œdipa ôta un bracelet, et cela continua ainsi: les séquences de film à la télévision, le déshabillage progressif, mais elle n'était toujours pas plus nue, la bouteille qu'ils se passaient, le charivari des voix et des guitares infatigables qui venaient de la piscine. De temps en temps, un flash publicitaire, et chaque fois, Metzger disait "Inverarity", ou "Gros paquet d'actions", et il se plongeait en souriant dans de profondes réflexions.

Œdipa le regardait de travers, persuadée de plus en plus, alors qu'un mal de tête soigné commençait à lui marteler le crâne, que (parmi toutes les combinaisons possibles à de nouveaux amants) ils avaient trouvé un moyen de ralentir le temps lui-même. Les choses devenaient très compliquées. Elle alla dans la salle de bains et essaya de se regarder dans la glace, sans y parvenir. Elle eut un instant de panique. Puis elle se souvint que la glace s'était cassée et qu'elle était tombée dans la cuvette.

- Sept ans de malheur. J'aurai trente-cinq ans, dit-elle à haute voix.

Elle ferma la porte derrière elle et, machinalement, enfila une autre combinaison, une jupe, un panty avec des jambes, et des chaussettes qui lui montaient jusqu'aux genoux. L'idée lui vint que si le soleil se levait, Metzger disparaîtrait. Elle n'était pas trop sûre de le souhaiter vraiment. Elle retourna dans la chambre. Il ne portait plus qu'un caleçon et il dormait à poings fermés. Il avait une érection splendide, et la tête sous l'oreiller. Il avait un peu de brioche, son costume avait dissimulé cela. Sur l'écran, les Néo-Zélandais et les Turcs s'empalaient les uns les autres sur des baïonnettes. Avec un cri, Œdipa se jeta sur Metzger, et elle se mit à l'embrasser pour le réveiller. Il ouvrit les yeux, et elle sentit entre les seins la brûlure de son regard. Elle se coula à côté de lui avec un immense soupir, comme si un fluide mythique avait emporté tout ce qu'elle pouvait avoir de rigide; elle se sentait si faible qu'elle ne put même pas l'aider à la déshabiller. Il lui fallut bien vingt minutes, on aurait dit une petite fille agrandie à l'échelle, aux cheveux courts et au visage impassible, en train de jouer avec une poupée Barbie. Elle dut bien se rendormir une fois ou deux. Elle se réveilla finalement pour s'apercevoir qu'elle était en train de se faire enfiler. C'était comme si elle avait pris la scène en marche, un plan qui débute alors que la caméra était déjà en route. Dehors, les guitares attaquaient une fugue, elle en distingua six, se souvint alors que The Paranoids n'en avaient que trois, d'autres devaient être en train de se brancher.

De fait, c'était bien cela. Elle se mit à jouir au même instant que Metzger, juste comme toutes les lumières, y compris l'écran de la télévision, s'éteignaient. Noir. Curieuse expérience. The Paranoids avaient fait sauter les plombs. Quand la lumière revint, elle était enlacée avec Metzger au beau milieu d'un déluge de vêtements et de bourbon. Sur l'écran apparurent le père, le chien et Baby Igor. Ils étaient prisonniers à l'intérieur de Justine. L'eau, inexorablement, montait. Ce fut le chien qui se noya le premier, dans une soudaine gerbe de bulles. On vit un gros plan de Baby Igor qui pleurait, une main sur le tableau de commande. Il y eut alors un court-circuit. Baby Igor fut électrocuté sur le coup, dans une masse d'étincelles. Il poussa un cri horrible. Par une de ces distorsions de probabilités fréquentes à Hollywood, l'électrocution épargna le père, à seule fin de lui permettre un petit discours d'adieu, demandant à Baby Igor et au chien de lui pardonner de les avoir entraînés dans cette aventure. Ils ne se retrouveraient pas au ciel; il le regrettait. "C'est la dernière fois que tes yeux ont vu ton papa. Ton salut est fait. L'enfer m'attend". Puis ses yeux douloureux emplissaient l'écran, le bruit de l'eau s'engouffrant dans la coque devenait assourdissant, l'étrange musique de film des années 30 avec emploi massif des saxophones s'amplifiant encore, et, tout se fondait dans ces mots, THE END.

Œdipa bondit hors du lit; elle courut s'appuyer le dos contre le mur et s'écria, en regardant Metzger d'un air furieux:

- Ils n'ont pas réussi! J'ai gagné, salaud!

- Tu m'as gagné moi, dit Metzger en souriant.

- Que t'a dit Inverarity à mon sujet? demanda-t-elle finalement.

- Ce ne serait pas très facile.

Elle se mit à pleurer.

- Allons, reviens, dit Metzger.

Au bout d'un moment, elle dit:

- Bon, je viens.

Ce qu'elle fit.

III

Les choses alors ne tardèrent pas à devenir curieuses. Si le seul objet derrière sa découverte de ce qu'elle devait appeler le Tristero System ou plus simplement The Tristero (sorte de titre secret) avait été de mettre un terme à son emprisonnement dans sa tour, eh bien, cette nuit avec Metzger devrait logiquement en être le point de départ; logiquement. C'est ce qui la hanterait le plus, peut-être: cette façon qu'ont les choses de s'emboîter, logiquement. Comme si (elle l'avait compris dès son arrivée à San Narciso), tout autour d'elle, s'ordonnait une révélation.

Cette révélation lui vint surtout à travers la collection de timbres qu'avait assemblée Pierce, souvent pour la remplacer, elle, des milliers de petites fenêtres coloriées qui s'ouvraient sur de vastes perspectives d'espace et de temps: des savanes grouillantes de gazelles et d'antilopes, des galions appareillant vers l'ouest et le vide, des Hitler en buste, des couchers de soleil, des cèdres du Liban, des allégories obscures, il passait des heures à les examiner, il oubliait qu'elle existât seulement. Elle n'avait jamais compris cette fascination. À l'idée d'en dresser le catalogue, sa migraine la reprenait. Elle n'y attendait pas la moindre révélation. Or, si tous ses sens n'avaient pas été mis en éveil, d'abord par cette aventure inattendue et toutes ses conséquences, qu'auraient bien pu lui dire ces petites images muettes, étalées comme d'anciennes rivales, victimes elles aussi de la mort de Pierce, et qu'on allait diviser en lots que de nouveaux maîtres allaient s'arracher?