Cette sensibilisation fut accélérée par la lettre de Mucho qu'elle reçut ce soir-là, et ce bar étrange, The Scope, où elle finit par échouer avec Metzger. Elle ne savait plus dans quel ordre s'étaient déroulés ces deux événements. Il n'y avait pas grand-chose dans la lettre, c'était simplement la réponse à ce journal un peu décousu qu'elle lui adressait fidèlement deux fois par semaine. Elle n'avait rien dit de la scène avec Metzger. Mucho finirait bien par savoir. Il irait alors à une de ces soirées-discothèque qu'organisait la chaîne KCUF dans les gymnases et là, dans un de ces trous de serrure géants qui ornent les terrains de basket-ball, il repérerait une petite Sharon, ou Linda, ou Michele, en train de se démener en face d'un garçon, avec des talons, elle aurait tout de suite trois centimètres de plus que lui, dix-sept ans, dans le coup, yeux veloutés qui inévitablement, statistiquement, rencontreraient ceux de Mucho - et les choses iraient aussi loin que possible, super, quand on n'arrive pas à oublier complètement les articles du code concernant le détournement de mineures. C'était déjà arrivé plusieurs fois, elle connaissait la chanson. Mais Œdipa s'était montrée très chic, elle n'en avait parlé qu'une fois, vers trois heures du matin sous un ciel blême: elle lui avait demandé s'il ne se faisait pas du souci, à cause du code pénal. "Bien sûr", avait répondu Mucho au bout d'un moment. Ce fut tout. Mais elle avait cru distinguer dans sa voix une note d'irritation et de panique. Elle s'était alors demandé si l'angoisse affectait la performance. Elle aussi, elle avait eu dix-sept ans, elle riait de tout, et elle avait senti une sorte de tendresse l'envahir, qu'elle n'avait pas trop analysée, de peur de se faire couillonner. Aussi ne lui avait-elle pas posé d'autres questions. L'impossibilité de communiquer avait toujours chez eux une origine vertueuse.
Peut-être parce qu'une intuition lui disait qu'il n'y aurait pas grand-chose dans la lettre, Œdipa examina attentivement l'enveloppe. D'abord elle ne remarqua rien. C'était l'enveloppe type envoyée par Mucho du studio, avec le timbre poste aérienne classique et, à gauche de l'oblitération, une flamme du gouvernement SIGNALEZ TOUTE CORRESPONDANCE OBSCÈNE À VOTRE RECEVEUR DES POTS (POTSMASTER). Puis elle se mit à parcourir la lettre de Mucho à la recherche de grossièretés.
- Metzger, qu'est-ce que c'est, un receveur des pots?
- Un receveur des pots, il est responsable des autoclaves, des canonnières, et des cuisinières à charbon...
Sa voix venait de la salle de bains. Il avait dit cela d'un air docte.
Elle lui lança un soutien-gorge à la tête et dit:
- Je suis censée signaler toute correspondance obscène à mon receveur des potes.
- Voilà qu'ils font des fautes d'impression, maintenant, remarqua Metzger. Parfait, tant qu'ils ne se trompent pas de bouton.
C'est peut-être bien ensuite qu'ils se retrouvèrent au Scope, un bar sur la route de Los Angeles, près de l'usine Yoyodyne. De temps en temps, comme ce soir-là, Echo Courts devenait insupportable, soit à cause de la tranquillité stagnante de la piscine et des fenêtres vides qui l'entouraient, ou à cause des voyeurs adolescents: ils avaient tous des copies du passe de Miles et ils pouvaient toujours s'amener au moment où les clients étaient en train de faire des galipettes. C'était à tel point qu'Œdipa et Metzger tiraient un matelas dans la penderie, Metzger mettait la commode contre la porte, il ôtait le tiroir du bas et il y introduisait ses jambes, de façon à pouvoir s'allonger de tout son long dans le placard en question. Rendu à ce point, ça commençait généralement à lui passer.
The Scope semblait être le repaire habituel des gens qui travaillaient dans l'électronique chez Yoyodyne. L'enseigne en néon vert représentait un oscillographe sur lequel se dessinaient les compositions vibratoires de Lissajous (1822-1880). Ce devait être jour de paie et à l'intérieur tout le monde était soûl. Tous les clients les dévisagèrent, tandis que Metzger et Œdipa allaient s'asseoir à une table du fond. Un barman ratatiné aux lunettes noires apparut. Metzger commanda du bourbon. Œdipa jeta nerveusement un coup d'œil autour du bar. La clientèle du Scope avait ce je ne sais quoi d'inquiétant: ils portaient tous des lunettes et ils étaient là à vous dévisager silencieusement. Sauf deux ou trois, près de la porte, occupés à se curer le nez pour voir jusqu'où ils pourraient envoyer ça à travers la pièce.
Soudain un chorus de beatniks jaillit d'une espèce de juke-box au fond de la salle. Tout le monde se tut. Le barman apporta les consommations sur la pointe des pieds.
- Qu'est-ce qui se passe? murmura Œdipa.
- C'est du Stockhausen, lui confia le vénérable mélomane. En début de soirée, ce qu'ils aiment, c'est Radio Cologne. Plus tard, alors là ça chauffe. C'est le seul bar dans le coin à avoir comme politique de ne passer strictement que de la musique électronique. Venez un samedi après minuit, nous avons un bœuf sinusoïdal en direct, les gens viennent de partout, de San Jose, de Santa Barbara, de San Diego...
- En direct? demanda Metzger, de la musique électronique en direct?
- Ouais, ils enregistrent ça ici, en direct, m'sieur. On a ici un plein studio de mécaniques, mon vieux, d'oscillographes, de micros et d'amplis, enfin si vous n'avez pas apporté votre instrument, vous comprenez, mais que ça vous tente et que vous avez envie de jouer avec les autres jazzmen, il y a toujours plein de fans avec qui vous pouvez travailler.
- Bien aimable, dit Metzger, avec son sourire de Baby Igor.
Un petit jeune homme mince dans un costume d'été infroissable vint se poser dans le siège en face d'eux et se présenta: Mike Fallopian. Incontinent, il se mit à leur faire l'article pour une organisation connue sous le nom de Peter Pinguid Society.
- Encore un de ces groupes de fascistes de droite cinglés? demanda Metzger avec diplomatie.
Les yeux de Fallopian clignotèrent.
- Et c'est nous qu'ils accusent d'être des paranos?
- Qui ça, ils? demanda Metzger.
- Nous? dit à son tour Œdipa.
La Peter Pinguid Society tenait son nom de l'officier qui commandait le navire de guerre de la marine sudiste Disgruntled. Ce navire avait appareillé au début de 1863 avec l'audacieux projet de doubler le cap Horn et d'attaquer San Francisco, afin d'ouvrir un second front dans la guerre pour l'indépendance du Sud. À la tête d'une petite flottille que décimèrent les tempêtes et le scorbut, le brave petit Disgruntled se retrouva finalement seul sur la côte de Californie, un an plus tard. Or le tsar Alexandre II - et cela, le commandant Pinguid l'ignorait - avait envoyé dans la baie de San Francisco sa flotte d'Extrême-Orient, composée de quatre corvettes et de deux clippers, sous le commandement d'un certain contre-amiral Popov. Cela faisait partie d'un plan pour empêcher en outre la Grande-Bretagne et la France de prendre la défense des États sudistes. Pinguid n'aurait pu choisir un pire moment pour attaquer San Francisco. On affirmait que cet hiver-là les croiseurs rebelles Alabama et Sumter allaient attaquer la ville, et l'amiral russe, de son propre chef, avait donné l'ordre à son escadre de se tenir sous pression pour intervenir immédiatement en cas d'attaque. Cependant, les croiseurs se contentaient de croiser. De temps en temps, Popov faisait une petite reconnaissance. Personne ne sait trop ce qui se passa le 9 mars 1864: c'est en tout cas un jour sacré pour les membres de la Peter Pinguid Society. Popov envoya bien un navire, la corvette Bogatir ou le clipper Gaidamak, en avant-garde. Au large de ce qui est maintenant Carmel-by-the-Sea, à moins que ce ne soit Pismo Beach, vers midi, ou peut-être à la nuit tombante, les deux navires se repérèrent mutuellement. L'un des deux ouvrit peut-être le feu; en ce cas, l'autre riposta; mais ils étaient tous les deux hors de portée, et ils n'eurent ensuite aucune cicatrice à montrer pour prouver leurs affirmations. La nuit tomba. Au matin, le navire russe avait disparu. Mais le mouvement est relatif. À en croire des extraits des livres de bord du Bogatir ou du Gaidamak envoyés en avril au major-général à Saint-Pétersbourg, et qui sont conservés au Krisnyi Arkhiv, ce fut le Disgruntled qui disparut pendant la nuit.