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Parce qu’il pouvait être vachement haut, maintenant, ce putain d’arbre rouge. Voire, s’il était passé suffisamment de temps, il pouvait même être mort… Si la rouquine du Texas était devenue une grosse vieille au nez bouffé de vermine dans un quelconque port pétrolier, l’arbre devait être salement grand, déjà, et si Rachel (qu’est-ce qui avait bien pu lui arriver, à Rachel ?) était morte, alors cette vacherie de séquoia était probablement ce qu’il y avait de plus haut dans tout le New Jersey !

Eh ben, d’accord ! Maintenant il savait une des choses qu’il lui fallait déterminer. La distance. Quelle distance, combien de temps ? (Oh ! c’était pas que ça ferait une grosse différence. Vingt ans, le monde transformé et hostile, comme pour Rip Van Winkle ? Ou si c’était cent ans ? Ou si c’était mille ? Quelle différence, pour lui ?) Néanmoins : la première chose qu’il lui fallait savoir : combien de temps…

Et la question suivante se rapportait à lui, lui-même, en personne, Charlie Johns. Dans toute la mesure où il avait pu s’en rendre compte jusque-là, il n’y avait rien de semblable à lui, ici, à Ledom, rien que ces foutus Ledom eux-mêmes, quoi qu’ils puissent être. Et, précisément, qu’étaient-ils au juste ?

Il se souvint d’une de ses lectures — était-ce Ruth Benedict ? Pas un aspect du langage de l’homme, de sa religion, de son organisation sociale n’était inscrit dans ses chromosomes. Autrement dit, vous prenez un bébé, n’importe quelle couleur, n’importe quel pays d’origine, vous le balancez ailleurs, où que ce soit et, en grandissant, il devient semblable aux habitants du pays où vous l’avez transplanté. Et puis il avait lu un article, une fois, qui développait un peu les mêmes idées, mais en les extrapolant à l’histoire tout entière de l’humanité ; prenez un mouflet égyptien, du temps de Chéops, balancez-le dans l’Oslo d’aujourd’hui (ah, merde, c’était quoi, ce mot si simple, aujourd’hui ?) et il grandira pour devenir un petit Norvégien, capable d’apprendre le norvégien et même susceptible, le bougre, d’avoir des préjugés nationaux contre les Suédois ! Tout ça se ramenait à une conclusion inévitable, mais d’importance : l’étude la plus attentive, par les observateurs les plus scientifiquement objectifs, du cours de l’histoire de l’humanité, ne permettait pas d’isoler un seul exemple d’évolution humaine. Que l’humanité soit sortie des cavernes pour finir par construire une série de civilisations diverses et élaborées restait à côté de la plaque. Disons qu’il lui ait fallu trente mille ans pour le faire, bon. On pouvait parier à coup sûr qu’un groupe de bébés modernes, élevés aussi longtemps qu’il le faudrait pour qu’ils soient capables de se procurer eux-mêmes leur nourriture, puis abandonnés à eux-mêmes dans la nature sauvage, mettraient probablement aussi longtemps pour reconstruire le tout.

À moins qu’un vaste bond en avant dans l’évolution, comparable à celui qui avait mystérieusement produit l’homo sapiens, ne se soit produit de nouveau. Or, il ne savait encore pratiquement rien des Ledom, rien d’important, mais il était clair, en tout cas, qu’ils étaient a) des humains d’un genre ou d’un autre et b) qu’ils étaient radicalement différents des humains de son temps à lui, Charlie Johns. La différence dépassait largement les simples différences sociales ou culturelles — elle était, disons, beaucoup plus profonde que celle qui sépare un Aborigène d’Australie d’un dirigeant du Kremlin. Les Ledom présentaient bien des différences physiques, certaines subtiles, d’autres pas. Alors disons qu’ils avaient évolué à partir de l’humanité, cela fournissait-il une clé pour répondre à la question « combien de temps ? » Bon, il suffisait de savoir combien de temps prenait une mutation.

Il l’ignorait, mais il pouvait regarder par la fenêtre (non sans s’en tenir à distance respectueuse, trois pas au moins) et apercevoir, comme des milliers de flocons multicolores, les Ledom vaquer à leurs affaires, en bas. C’étaient tous — non, ils avaient tous l’air d’être — des adultes et si les générations, ici, se succédaient au rythme moyen habituel d’une trentaine d’années, et à supposer qu’ils ne pondent pas des œufs, comme le saumon, qui écloraient tous en même temps, il y avait gros à parier qu’ils étaient dans le coin depuis un bon petit bout de temps, selon toute apparence… Sans rien dire de leur technologie : combien de temps pour en arriver à concevoir et à réaliser des dingueries architecturales comme Celui de la Science, qu’il apercevait, là-bas… C’était là une question dont la réponse posait beaucoup plus de problèmes difficiles. Il se souvint d’un article lu un jour dans un magazine scientifique et comportant une liste de dix objets — le papier d’aluminium, une pommade antibiotique, le litre de lait en carton, et ainsi de suite — dont pas un n’était disponible sur le marché quinze ans plus tôt. Le milieu du XXe siècle avait vu le passage de la lampe au transistor puis du transistor au diode et, en dix ans, les satellites artificiels étaient passés du domaine du fantasme risible à celui de la quincaillerie. Des tonnes et des tonnes de ferraille produites par un nombre sans cesse croissant de pays, émettant des signaux de toutes sortes à destination de la terre, voire des étoiles ! Dans le fond, il était peut-être aussi ridicule que l’Antillaise sur son escalator — non, lui au moins il savait que ce qu’il voyait appartenait quand même à l’avenir, pas au présent. Ça faisait une petite différence, non ?

« Raccroche-toi à ça, Charlie Johns, ne te laisse pas trop impressionner, bluffer. » De son temps, des tas de gens n’avaient jamais réussi à se faire à l’idée que le progrès n’était pas une ligne droite vaguement ascendante mais une courbe géométrique, piquant du nez vers le ciel. Ces âmes confuses et nostalgiques passaient leur temps à regretter la mort de ci… la disparition de ça… s’accrochant sans cesse à des choses mortes ou disparues en d’absurdes accès de conservatisme chronique. Et ce n’était même pas du vrai conservatisme, idéologique, cohérent. Mais un simple regret inconscient du bon vieux temps, cette époque de sécurité où rien ne changeait jamais… Incapables d’une vision globale, ces gens accueillaient avec joie les petits avantages, la miniaturisation de tel appareil, le gain de vitesse de tel autre. Puis constataient avec surprise et colère que le soutien qu’ils avaient apporté à telle ou telle chose transformait leur monde tout entier. Mais lui, Charlie Johns, sans jamais jouer à la grosse tête, avait toujours compris que le progrès possédait sa dynamique propre et que, pour le chevaucher, il fallait savoir se laisser porter, légèrement incliné en avant, comme sur une planche de surf. Si vous restiez là, planté solidement sur vos pieds plats, vous aviez toutes les chances de boire la tasse.

Il reporta les yeux sur Celui de la Science et cette construction de guingois lui parut soudain une excellente illustration de ce qu’il venait de penser. Il faudrait faire de rudes contorsions pour garder son équilibre sur un machin pareil !… Ce qui l’amena à formuler la question numéro deux.

Il ne fallait pas qu’il perde son temps à examiner le comment. Comment l’avait-on arraché au bois usé des marches conduisant du premier au deuxième étage du 61, 34e rue Nord, dans sa vingt-septième année. La réponse à ce comment était une question de technologie et il n’y avait strictement aucune chance qu’il parvienne à la débrouiller tout seul. Il lui était permis d’espérer qu’il apprendrait un jour le comment, mais il était hors de question qu’il le déduise. Non, ce qu’il devait savoir c’était : pourquoi ?