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Cette question se subdivisait elle-même en plusieurs sous-questions. Au risque de manquer de modestie, il pouvait penser que son transport avait représenté une entreprise de taille et d’importance — c’était une supposition logique. Le traficotage du temps et de l’espace pouvait difficilement passer pour un passe-temps (ç’aurait pourtant été le cas de le dire !) futile. Il fallait donc envisager les choses de la manière suivante : pourquoi cette chose importante et difficile avait-elle été réalisée ? Autrement dit, qu’est-ce que les Ledom escomptaient en tirer ?… Bien sûr, ils s’étaient peut-être livrés à une espèce de test de leur matériel : le pêcheur qui met au point un nouveau leurre l’essaye d’abord pour voir ce qu’il lui permettra d’attraper. Ou encore : ils avaient besoin d’un spécimen, n’importe lequel, en provenance, plus ou moins exactement, d’une localisation espace-temps correspondant à celle de Charlie. Dans ce cas, ils y allaient à l’aveuglette en quelque sorte, à la drague, au chalut, et Charlie Johns se trouvait pris dans les mailles. Ou encore : c’est Charlie Johns qu’ils voulaient et nul autre et ils s’étaient débrouillés pour se le procurer. Et c’est cette troisième hypothèse, la moins probable aux yeux de la logique, que Charlie Johns trouva néanmoins la plus facile à avaler. De telle sorte que la question numéro deux se ramenait finalement à celle-ci : pourquoi moi ?

De là jaillissait aussitôt la question numéro trois : avec moi, quoi ? Charlie Johns ne manquait pas de défauts, mais on devait lui reconnaître une qualité : il se connaissait bien et s’estimait à sa juste valeur. On ne l’avait certainement pas enlevé pour sa beauté, ni pour sa force, ni pour son intelligence — de cela, il était sûr. Car les Ledom auraient pu trouver mieux, dans chacune des trois rubriques — voire simultanément — sans même quitter son voisinage immédiat. Ce n’était pas non plus pour une quelconque capacité professionnelle : Charlie Johns avait coutume de dire de lui-même que, s’il n’était pas clochard, c’était simplement parce qu’il ne cessait pas de bosser. Et il ajoutait parfois : « Dans le fond, je suis peut-être bien un clochard quand même ! » Il avait quitté le lycée avant les diplômes, quand Manman était tombée malade et puis, l’un dans l’autre, il n’y était jamais plus retourné. Il avait vendu des sous-vêtements féminins, des réfrigérateurs, des aspirateurs et des encyclopédies — au porte-à-porte. Il avait été cuisinier dans un snack, garçon d’ascenseur, fondeur dans une aciérie, mataf, marchand forain, conducteur d’engin, apprenti dans une imprimerie et coursier d’un poste de radio. À ses moments perdus il avait asséché des marais aux commandes d’une chenillette, vendu des journaux, collé des affiches, peint des automobiles et même, au cours d’une foire internationale, il avait gagné sa vie quelques jours en étalant du jaune d’œuf sur des assiettes qu’une machine à laver miracle débarrassait ensuite de leurs taches sous l’œil du public émerveillé. Et toujours — toujours — il avait lu tout ce qui lui tombait sous la main, parfois totalement au hasard, parfois suivant les recommandations de telle ou telle personne de rencontre. Et ça aussi : les rencontres. Partout où il passait, il suscitait des rencontres, lançait des conversations, pour connaître le plus de gens possible et faire siennes toutes les idées qui lui plairaient. D’où une assez vaste érudition, mais désordonnée et pleine de lacunes, ce que ses discours trahissaient parfois. Il aimait les mots nouveaux, se jetait dessus, et les employait de temps à autre à mauvais escient ou en estropiant leur prononciation. C’est ainsi qu’il avait longtemps dit « déguingandé », que par association avec « déglingué » il utilisait dans le sens de « mal foutu, en mauvaise santé »… Longtemps aussi, à la suite d’une dictée, au lycée, La mer Caspienne en voie d’évaporation, il avait cru que la mer Caspienne envoyait des « vaporations »…

Enfin… il était comme il était, et pour cette raison, on l’avait arraché à son monde et transporté ici. Et voilà que cela même se subdivisait !

On avait voulu soit l’amener ici — soit l’écarter de là-bas !

Il s’attarda sur cette pensée qui l’amusait. Qu’avait-il été, qu’avait-il fait, ou qu’était-il sur le point de faire, que l’avenir désirait terminer ou éviter ?

« Laura ! » Il avait crié tout haut. Cela venait à peine de commencer, c’était bien réel, c’était pour toujours, toujours ! Se pouvait-il que ce fût la cause ? Oh, il faudrait bien qu’il le sache, parce que, si c’était ça, ça lui coûterait ce que ça lui coûterait mais il allait le leur foutre en l’air, le monde de ces salopards !

Parce que attention : s’il se retrouvait dans l’avenir, amené là pour éviter quelque chose qu’il était sur le point de faire dans le passé, et si Laura y était mêlée, ça ne pouvait vouloir dire qu’une seule chose : ce qu’ils voulaient éviter, c’étaient les descendants de Laura, autrement dit, s’ils avaient fait ça, c’est que Laura et lui allaient avoir un — des — enfants… Or (et il avait lu assez de science-fiction pour tenir sans peine un raisonnement de ce genre), cela signifiait que quelque part, dans un autre continuum spatio-temporel, Laura et lui s’étaient mariés et avaient des enfants. C’était ça que ces salauds avaient voulu empêcher.

« Mon Dieu, Laura !… » De nouveau, il avait crié à voix haute… Sa chevelure n’était ni rousse ni blonde, de sorte que le mot qui lui venait à l’esprit était abricot mais, bien sûr, c’était trop brillant… Ses yeux étaient marrons, mais si clairs, si clairs, que c’était exactement le marron qu’un peintre utiliserait pour rendre l’or s’il n’avait pas de dorure à sa disposition… Laura, Laura, abricot d’or… Tu t’es défendue, honnêtement, sans affectation ni afféterie et quand tu as cédé, quand tu t’es donnée, tu t’es donnée tout entière, de tout ton cœur. Il avait voulu des tas de filles, depuis le jour où il avait découvert le fruit caché sous les gloussements, les mines et les petits éclats de rire, les minauderies, les agaceries, tout ce cérémonial duveteux et vide, léger comme une houppe à poudre de riz… Il en avait aimé quelques-unes. Il en avait eu plus qu’il n’en avait aimées — plus que sa part, songeait-il parfois — il en avait eu pas mal de celles qu’il avait voulues. Mais jamais, jamais (jusqu’à Laura) il n’avait eu une fille qu’il aimait. C’était toujours comme avec Rachel, dans la cabine téléphonique, quand il n’avait que quatorze ans. Il se passait toujours quelque chose. À chaque fois — ça s’était passé plusieurs fois — il se souvenait d’avoir désiré la fille qu’il aimait plus que tout au monde. À une chose près : il désirait plus encore ne pas gâcher la situation… Oh ! ça lui avait posé des problèmes ! Bien souvent, il s’était laissé aller à imaginer une rencontre entre les quatre ou cinq filles qu’il avait aimées, mettant leur expérience en commun pour chercher à comprendre pourquoi, alors qu’il les aimait — et elles le savaient, chacune d’entre elles, à chaque fois, n’avait aucune raison d’en douter — il avait toujours reculé, à la dernière minute. Et il songeait que jamais, malgré tous leurs efforts, elles ne pourraient trouver la réponse. La réponse toute bête, si simple : à chaque fois, il avait eu peur de tout gâcher, de tout foutre en l’air.