— Je comprends, dit Philos. Il s’avança à l’intérieur de la pièce et s’immobilisa non loin d’un des champignons-fauteuils. Il avait quitté son maillot de bain pour une paire d’ailes rayées orange et blanc qui se balançaient accrochées à ses épaules. Il ne portait strictement rien d’autre à l’exception de souliers assortis et, bien sûr, de l’inévitable sporran.
— Tu permets ? reprit-il poliment.
— Quoi ? Oh, bien sûr ! Assieds-toi, assieds-toi… Non, tu ne comprends pas.
Philos souleva un sourcil inquisiteur. Il avait des sourcils très fournis et apparemment réguliers mais, quand il les soulevait, ce qui était chez lui une mimique fréquente, on s’apercevait que chaque sourcil comportait une touffe plus épaisse que le reste, un épi d’allure un peu satanique.
— Tu es chez toi, expliqua Charlie.
Un court instant, il craignit que Philos ne lui prenne la main en un geste de sympathie et il s’agita sur son lit. Philos n’en fit rien mais, quand il parla, sa voix était empreinte d’une sympathie équivalente.
— Toi aussi, bientôt, ne t’en fais pas.
Charlie leva la tête et dévisagea son interlocuteur. Il semblait convaincu de ce qu’il disait et pourtant…
— Ça signifie que je peux retourner chez moi ?
— Je ne puis répondre à cette question, Osséon…
— Ce n’est pas à Osséon que je m’adresse, c’est à toi. Peut-on me renvoyer d’où je viens ?
— Quand Osséon…
— Je m’occuperai d’Osséon en temps utile ! Sois franc avec moi, peut-on ou ne peut-on pas me renvoyer d’où je viens ?
— On le peut, mais…
— Il n’y a pas de mais !
— Mais peut-être ne le voudras-tu pas.
— Et pourquoi ça ?
— Je t’en prie, dit Philos (et ses « ailes » frémirent tant il mettait d’intensité dans ses paroles) ne te mets pas en colère. S’il te plaît ! Tu as des questions à poser — des questions urgentes — je le sais bien. Et ce qui les rend particulièrement urgentes, c’est que tu as déjà à l’esprit la totalité des réponses que tu voudrais entendre. Moins les réponses ressembleront à celles que tu aurais voulu entendre, plus tu vas te mettre en colère, mais elles ne peuvent pas ressembler toutes à ton espoir, certaines parce qu’elles seraient alors des mensonges, d’autres… parce que la question ne devrait pas être posée.
— Ah oui ? Et qui est-ce qui en décide ?
— Toi, toi ! Tu seras le premier à dire que certaines questions ne devraient pas être posées quand tu nous connaîtras mieux.
— Compte là-dessus ! On peut toujours en essayer quelques-unes, non ? pour rompre la glace, en quelque sorte. Tu vas répondre ?
— Si je le puis, bien sûr. (Là encore, il y avait comme un piège grammatical. Le « pouvoir » en question suggérait à la fois la capacité et une touche d’autorisation comme « si on me met en mesure de le faire ». Se pouvait-il qu’il veuille seulement dire, « si je connais la réponse » ? Car, dans le fond, connaître une réponse, n’est-ce pas ce qui vous met en mesure de répondre à une question ?) Charlie écarta cette réflexion et lui posa la question numéro Un.
— La distance ? Je ne comprends pas ce que tu veux dire, répliqua Philos.
— Rien d’autre que ce que je dis. Vous m’avez pris dans le passé — à quelle distance ? Il y a combien de temps ?
Philos eut l’air sincèrement perdu :
— Je l’ignore.
— Tu ne le sais pas ? Ou… personne ne le sait ?
— Selon Osséon…
— Bon sang ! interrompit Charlie, exaspéré, il y a au moins un point sur lequel tu sembles avoir raison : la plupart de ces questions devront attendre jusqu’à ce que je vois ton foutu Osséon !
— De nouveau en colère ?
— Pas du tout, je n’ai jamais cessé de l’être !
— Écoute, dit Philos en se penchant en avant, nous sommes des gens, heu… nouveaux, nous autres Ledom. Tu apprendras tout cela. Mais nous n’avons aucune raison de compter en heures, en années, de mesurer le temps comme vous faisiez, cela nous est totalement étranger… Et quelle importance cela peut-il avoir… maintenant ? T’importe-t-il vraiment de savoir depuis combien de temps ton monde a disparu, alors qu’il ne reste plus que le nôtre, de toute manière ?
Charlie pâlit :
— Tu as bien dit… disparu… ?
Tristement, Philos étendit les mains :
— Tu dois bien avoir compris…
— Et comment est-ce que j’aurais compris ? aboya Charlie. Mais… m-mais… mais… Je me disais que peut-être quelqu’un… même très vieux…
Son ton était devenu plaintif. La révélation n’entrait en lui que par bribes, au fur et à mesure que défilaient des visages… Manman… Laura… Rachel… Tant de lampes éteintes épaississant les ténèbres.
Philos dit avec beaucoup de douceur :
— Mais je t’ai dit que tu pouvais retourner pour vivre la vie à laquelle tu étais normalement destiné.
Charlie demeura un moment étourdi, sans réaction, sans voix, puis il se tourna lentement vers le Ledom.
— Bien vrai ? implora-t-il, comme un enfant auquel on a promis la lune et qui y croit : une promesse est une promesse, non ?
— Oui, seulement tu sauras alors… (Philos fit le geste d’englober l’espace)… tout ce que tu sauras.
— M’en fous, répliqua Charlie Johns, je serai chez moi, c’est tout ce qui compte.
Mais il avait senti s’allumer en lui, comme une braise attisée par le vent, une terreur rougeoyante, toujours plus chaude, toujours plus rouge… Connaître la fin — sa date, son déroulement ; savoir, comme aucun homme avant lui, que ce qui s’amenait c’était bel et bien la fin, la fin… Pour de bon… Savoir cela allongé à côté du corps tiède de Laura. Aller acheter la presse pourrie dont Manman se délectait, croyant dur comme fer à tous les mensonges qu’elle contenait et emmener cette connaissance avec soi chez le marchand de journaux. Aller à l’église (et peut-être souvent, avec une connaissance pareille) et voir sortir un mariage ; et voir s’asseoir l’organdi blanc contre la rayonne noire, tout contre, et voir les boutons de la jaquette pas loin de sauter, au milieu d’une tempête de coups de klaxon joyeux, avec cette certitude dans la tête. Il était chez ces dingues, dans leur saloperie d’immeuble tordu, et ils étaient prêts à lui dire où, quand et comment !
— Je vais te dire, dit-il d’une voix rauque, vous me réexpédiez là-bas sans rien me dire du tout, d’accord ?
— Tu marchandes ? D’accord ! Es-tu prêt à faire quelque chose pour nous ?
— Je… (Charlie porta les mains à sa chemise de nuit mais n’y trouva pas de poche à retourner en signe de pauvreté.) Je n’ai rien qui me permette de marchander.
— Si, une promesse. Pour obtenir ce que tu viens de me demander, es-tu prêt à faire une promesse, et à la tenir ?
— S’il s’agit d’une promesse que je puis tenir.
— Oh ! parfaitement, parfaitement. La voici : apprends à nous connaître. Sois notre hôte. Étudie Ledom de la cave au grenier — son histoire (ce n’est pas très long !), ses coutumes, sa religion et sa raison d’être.
— Ça pourrait me prendre toute la vie.
Philos secoua sa tête sombre et, dans ses yeux sombres, une lueur s’alluma : — Non, pas très longtemps. Et quand nous aurons le sentiment que tu nous connais vraiment, nous te le dirons, et tu seras libre de t’en retourner. Si tu le veux encore.