Выбрать главу

Jeanette fait mine de lancer une boule.

— Bonne nuit, Til. Soigne ton lancer.

Tillie se met aussitôt en devoir de faire semblant de s’entraîner et Smith en profite pour se rasseoir. Les Railes rassemblent leurs affaires, le sac de sport de Jeanette que Herb soulève avec un grognement dramatique, le baby-sitter électronique que Jeanette débranche et glisse sous le bras droit de son mari, le sac à main de Jeanette qu’elle lui glisse sous le bras gauche. Après, quoi, Jeanette, puisqu’elle est une dame, attend patiemment devant la porte que Herb la lui ouvre avec le genou.

* * *

— Suis-moi, dit Mielwiss et Charlie pénétra sur ses talons dans une pièce de dimensions plus réduites. Une paroi entière, du sol au plafond, était occupée par un ensemble de casiers munis d’étiquettes — archivage ou classement, songea Charlie. Et ça, même ça ! n’était pas en ligne droite, chaque rangée de casiers formant une espèce d’arc de cercle — tout de même cela lui revenait soudain, la forme la plus efficace, avec portée maximale de la main gauche, de la main droite, etc. Puis une espèce de tablette blanche, lisse et moelleuse sortit de l’un des murs, s’en détacha après que Mielwiss l’eut touchée au passage et s’approcha de lui, Charlie, puis descendit jusqu’à la hauteur d’une chaise.

— Assieds-toi, je t’en prie, lui dit alors le grand Ledom.

Un peu ébahi, Charlie obéit machinalement et suivit attentivement les gestes de Mielwiss qui examinait les étiquettes. Au bout d’un moment, ce dernier tendit la main vers un casier en faisant : « Ah ! nous y voici ! » Il introduisit ses longs doigts à l’intérieur du casier d’où sortit une planche anatomique qui mesurait environ un mètre de large sur près de deux de long. Au fur et à mesure que la planche se déroulait, l’éclairage de la pièce diminuait d’intensité tandis que l’image qu’elle portait s’illuminait. Mielwiss en choisit une seconde avant de venir s’asseoir près de Charlie.

La pièce était plongée dans l’obscurité complète et les deux diagrammes rayonnaient de lumière. Ils exposaient, en couleurs, un Ledom de face et de profil, seulement vêtu de l’inévitable sporran soyeux, placé à deux centimètres environ sous le nombril et descendant en s’élargissant jusqu’à mi-cuisse. Charlie avait vu de grands et de petits sporrans et de toutes les couleurs mais il n’avait encore jamais vu un Ledom sans son sporran. Il devait s’agir d’un tabou particulièrement strict et il évita d’y faire allusion.

— Nous allons disséquer, annonça Mielwiss.

Blip ! Et le sporran, de même que la peau qui se trouvait directement au-dessous de l’épiderme, disparurent, laissant apercevoir la paroi abdominale et ses fibres musculaires. Avec une longue baguette noire, surgie de nulle part, Mielwiss indiquait les divers organes et en décrivait les fonctions. L’extrémité de la baguette se transformait apparemment à volonté en flèche, parenthèses, cercle, etc. Mielwiss se montrait concis et remarquablement direct dans chacune des réponses qu’il apportait aux questions de Charlie.

Et il n’en manquait pas, des questions, il en avait ! Sa gêne avait depuis longtemps disparu et deux des aspects fondamentaux de sa personnalité avaient pris le relais. Le premier résultait de son gargantuesque appétit de lecture, de sa faim omnivore de connaissances, des efforts désordonnés mais imperturbables qu’il avait toujours déployés pour étudier l’opinion de tous ceux qu’il rencontrait et faire son profit de tout ce qu’ils pouvaient savoir. Le second tenait à sa culture, considérable, quoique constellée de lacunes. À la faveur de cette leçon d’anatomie, ces deux traits de sa personnalité lui apparurent plus marqués que jamais auparavant : il savait infiniment plus de choses qu’il ne croyait en savoir et il lui restait néanmoins cinq à sept fois plus de manques et d’idées fausses qu’il ne l’aurait cru.

Les détails anatomiques étaient fascinants. Tout simplement en raison de l’ingéniosité, de l’inventivité et aussi de l’efficacité si complexe de la matière vivante. Du moins pour ceux qui ont gardé de leur enfance la moindre capacité d’émerveillement.

Avant tout, les Ledom étaient indiscutablement et intégralement porteurs des deux sexes. L’équivalent du pénis prenait racine très en arrière, dans ce qui, chez l’Homo sapiens, aurait été la fossa vaginalis. À la base de l’organe, de part et d’autre, s’ouvraient deux museaux de tanche symétriques à l’extrémité de deux cols, car les Ledom avaient deux utérus et donnaient toujours naissance à des jumeaux identiques. En état d’érection, le phallus descendait et émergeait ; au repos, il était entièrement caché ; c’est lui qui contenait l’urètre. L’accouplement était mutuel — et d’ailleurs pratiquement impossible autrement. Les testicules, plutôt qu’internes ou externes, étaient superficiels, c’est-à-dire qu’ils se trouvaient dans l’aine, directement sous la peau. La redistribution des fonctions nerveuses était d’une finesse et d’une complexité remarquables, on comptait deux sphincters nouveaux, inconnus chez l’Homo sapiens, et de profondes modifications du rôle des glandes de Bartholin et de Cowper.

Quand il eut la certitude, la certitude complète d’avoir épuisé les questions et les réponses, et quand Mielwiss lui-même en fut convaincu, ce dernier fit un geste de la main et les deux diagrammes s’enroulèrent et disparurent dans leur casier, tandis que les lumières se rallumaient dans la pièce.

Charlie resta assis un moment en silence. Il eut une vision de Laura, de toutes les femmes… et de tous les hommes. En biologie, se dit-il (assez hors de propos) on désignait l’homme et la femme par les symboles de Mars et de Vénus… Qu’est-ce qu’ils pourraient bien dénicher pour ces gens-là ? Mars plus Y, Vénus plus X ? Saturne cul par-dessus tête ? Puis il leva vers Mielwiss des yeux encore mal habitués à la lumière et lui demanda en clignant : — Comment, au nom de tout ce qu’il y a de plus sacré, l’humanité en est-elle venue à dérégler même ça ?

Mielwiss eut un rire indulgent et se tourna vers les casiers. Il (car même après cette démonstration éclatante Charlie découvrit qu’il continuait à penser à Mielwiss en termes de « lui » et que « il » restait la meilleure traduction du pronom ledom) il, donc, se mit à chercher de gauche à droite et de haut en bas parmi les rayons. Charlie attendait patiemment de nouvelles révélations mais Mielwiss poussa un grognement de colère et alla jusque dans un coin de la pièce appliquer sa paume contre l’un de ces petits bitoniaux en spirale qu’on rencontrait un peu partout. Une toute petite voix timide résonna qui dit poliment :

— Oui, Mielwiss ?

— Tagine, où diable as-tu été classer les planches anatomiques d’Homo sap. ?

Et la petite voix : — Dans les archives, à Primates éteints.

Mielwiss remercia et se dirigea vers une autre série de casiers latéraux. Il y trouva ce qu’il cherchait. Quand il lui fit signe d’approcher, Charlie se leva et sa banquette le suivit docilement. Mielwiss fit encore apparaître quelques diagrammes et s’assit.

Les lumières pâlirent puis s’éteignirent, les planches irradiaient.

— Voici l’anatomie de l’Homo sap., mâle et femelle, commença Mielwiss, comment peux-tu parler de dérèglement ? Je vais te montrer les infimes modifications qui sont intervenues.

Et il s’embarqua dans un magistral exposé du développement embryologique des organes sexuels de l’homme, montrant combien les organes sexuels étaient peu différenciés avant la naissance, pour aboutir à la conclusion qu’ils n’étaient pas si différents que cela après. Chaque organe mâle avait sa contrepartie chez la femelle.