— Et si tu ne venais pas d’une culture qui s’est aussi radicalement centrée sur la différence, en elle-même peu importante, tu serais en mesure de voir du premier coup d’œil à quel point elle reste minime.
(C’était la première fois que Charlie entendait un Ledom faire une référence de quelque importance à l’Homo sapiens, Homo sap., comme il disait.)
Ensuite, Mielwiss passa à l’étude de planches pathologiques. Il montra comment on pouvait, avec les seuls secours de la biochimie, atrophier tel organe, ou activer au contraire tel organe vestigiel jusqu’à lui faire effectivement remplir les fonctions de sa contrepartie chez l’autre sexe. On pouvait évidemment déclencher la lactation chez l’homme, la pousse de la barbe chez la femme. Il rappela aussi que les hommes normaux secrétaient une certaine quantité de progestérone et les femmes normales une certaine quantité de testostérone. Puis il en vint à l’étude d’autres espèces pour donner à Charlie une plus juste idée de l’infinie variété des modalités de la reproduction des êtres vivants : la reine des abeilles qui copule au milieu des airs, et porte ensuite en elle une substance capable de fertiliser littéralement des centaines de milliers d’œufs au cours de générations et de générations ; certains batraciens chez lesquels la femelle pond ses œufs fécondés dans des poches ouvertes sur le dos du mâle appelé, pour cette raison, crapaud-accoucheur ; et l’hippocampe chez qui c’est le mâle qui donne naissance, ou plutôt préside à l’éclosion, des petits ; certains calamars enfin qui, en présence de leur partenaire femelle, déploient un tentacule dont l’extrémité se brise et va jusqu’à la bien-aimée qui, si elle est consentante, l’enlace, ou alors, le dévore. Quand il eut terminé, Charlie était tout prêt de reconnaître qu’aux yeux de l’infinie variété naturelle, les différences entre Ledom et Homo sap. n’étaient ni profondes ni exceptionnelles.
— Mais que s’est-il passé ? demanda-t-il après un long moment de réflexion. Comment tout cela s’est-il produit ?
Mielwiss répliqua par une autre question.
— Qu’est-ce qui a pour la première fois émergé du limon originel pour respirer l’air et non plus l’eau ? Qu’est-ce qui est descendu du premier arbre pour prendre le premier bâton et s’aviser d’en faire le premier outil ? Quel extraordinaire animal a donc eu le premier l’idée de gratter un trou dans la terre et d’y déposer une graine ? Ça s’est produit, voilà tout. Ces choses se sont produites…
— Tu en sais forcément plus que cela, déclara Charlie d’un ton accusateur. Comme d’ailleurs à propos d’Homo sap.
Avec un rien de mauvaise humeur, Mielwiss rétorqua :
— C’est la spécialité de Philos, pas la mienne. Tout au moins en ce qui concerne les Ledom. En ce qui concerne Homo sap., je croyais que tu avais déclaré toi-même ne pas désirer en savoir trop long sur sa fin. Personne ne cherche à te cacher des informations qui pourraient t’être réellement utiles, Charlie Johns, mais n’as-tu pas songé que les origines de Ledom et la fin d’Homo sap. pourraient avoir un rapport ? Enfin… cela te regarde.
Charlie baissa les yeux.
— Excuse-moi, Mielwiss. Et merci.
— Discutes-en avec Philos. Si quelqu’un peut expliquer cela, c’est lui. Et je crois, ajouta-t-il avec un large sourire, qu’il sait mieux que moi où s’arrêter. Je ne suis pas très cachottier de nature. Alors, va en parler avec lui.
— Okay, dit Charlie. J’y vais.
En manière d’adieu, Mielwiss lui dit encore que la Nature, si prodigue qu’elle soit parfois d’erreurs, voire de monstruosités, obéit avant tout à un principe, celui de la continuité.
— Pour la promouvoir, conclut-il, elle est prête à tout. Même à faire un miracle, s’il le faut.
— Oh, tu sais, c’est chouette, dit Jeanette à Herb tout en préparant deux derniers verres (après tout, hein ?) alors qu’il réapparaît dans la cuisine après être allé jeter un coup d’œil aux enfants, c’est chouette d’avoir des voisins comme les Smith.
— Très chouette, dit Herb.
— Tu vois, on a des tas d’intérêts communs.
— Quelque chose d’utile, ce soir ?
— Bien sûr ! dit-elle en lui tendant son verre et en se perchant sur le rebord de l’évier. Tiens, ça fait sept semaines que tu travailles sur le nouveau budget de l’Aréol, leur chaîne de salons de beauté.
— Sans blague ?
— Nom de la chaîne : « En beauté ».
— Hé ! dis donc, pas mal du tout…
— N’est-ce pas ? C’est Tillie qui a dit ça par hasard dans la conversation, et c’est pour ça que j’ai dit que tu y travaillais depuis longtemps, pour qu’elle trouve pas ça louche…
— Tu es un petit génie. Ça va marcher. Smitty m’a envoyé sur les roses, ce soir.
— Tu lui as fichu ton poing dans la figure, j’espère ?
— Ben voyons ! Position presque clé chez un gros client. L’idéal !
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
Il lui raconte l’épisode du spectacle télé, comment il a dit quelque chose qui pouvait passer pour un compliment alors que l’annonceur est un concurrent, et tout et tout.
— Quelle moule tu fais ! Quand même, lui, quel salbomme !
C’est, à la suite de Davy, le nom qu’ils réservent aux sales bonshommes…
— Oh, je crois que je m’en suis bien sorti.
— On ne sait jamais, prépare toujours une bombe, le cazèche… (encore leur langage personnel, « le cas échéant »).
Il jette un coup d’œil par la fenêtre jusqu’au rancher des Smith.
— Un peu près pour une bombe, on y laisserait des plumes nous aussi…
— Seulement s’ils savent d’où elle vient !
— Oh-h-h, insiste-t-il, on va quand même pas le bombarder…
— Bien sûr que non ! On a simplement besoin d’une bombe à tout hasard… Sans compter que j’ai mis la main sur quelque chose de mignon…
Elle lui raconte pour le vieux Trizer et combien ce dernier serait probablement content d’avoir une revanche sur Smitty.
— T’acharne pas sur lui, il a des ennuis avec sa prostate…
— Je me disais aussi qu’il avait l’air prostré, ces temps-ci… C’est lui qui t’a dit ?
— Non, j’ai découvert ça tout seul. Et il a des hémorroïdes, en plus.
— N’en jetez plus ! Attends que je dise ça à Tillie !
— Tu es la nana la plus vindicative que j’aie jamais rencontrée !
— Ils envoient mon petit mari-copain à moi sur les roses et tu crois que ça va se passer comme ça ?
— Et puis elle saura que c’est moi qui te l’ai dit.
— Tu parles ! Elle n’en reviendra pas et ne cessera pas de se demander comment diable ça a bien pu se savoir. Je m’en charge ! On fait une rude équipe, tous les deux, mari-copain !
Il fait tourner son verre entre ses doigts et regarde le liquide tourner à l’intérieur.
— Smitty a dit quelque chose, à ce propos.
Il lui dit, pour les godillots, et comment Smith pense que, très bientôt, les enfants ne sauront plus à quoi reconnaître leur père de leur mère.
— Ça t’ennuie ? demande-t-elle légèrement.
— Un peu.
— Laisse tomber. Tu t’accroches à la main de quelqu’un qui est mort depuis longtemps. Nous, nous sommes des gens nouveaux, mari-copain. Alors quoi ? Et si Karen et Davy allaient grandir sans cet épouvantail, autour duquel on a fait tant de littérature, l’image du père, l’image de la mère et tout ce cirque…