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Il fallut quelques minutes de « métro » — il existait un mot ledom mais c’était un mot nouveau, sans traduction directe en anglais — à Philos et Charlie pour gagner Celui de la Science. Ils sortirent du sous-sol et contournèrent la piscine où une trentaine ou une quarantaine de Ledom étaient de nouveau occupés à se baigner (impossible qu’ils y soient restés depuis la dernière fois que Charlie était passé). Ils s’arrêtèrent un moment pour jouir du spectacle. Ils n’avaient guère parlé en chemin, chacun restant plongé dans ses propres pensées. Ce fut donc en réfléchissant à voix haute plutôt qu’en posant consciemment une question que Charlie murmura, devant les Ledom qui se poursuivaient, chahutaient, plongeaient.

— Mais enfin, qu’est-ce qui peut bien faire tenir leur foutu petit tablier ?

Alors Philos, étendant gentiment une main, la passa sur les cheveux de Charlie et lui dit :

— Et ça ? qu’est-ce qui peut bien les faire tenir ?

Et Charlie rougit, lui qui ne rougissait jamais.

Ils contournèrent le bâtiment aux formes étranges et colossales et Philos s’immobilisa.

— Tu me trouveras ici quand tu auras fini, dit-il.

— J’aimerais mieux que tu viennes avec moi, répliqua Charlie, comme ça, cette fois, quand il me dira de te poser la question à toi, je t’aurai sous la main.

— Il te le dira sûrement. Et tu m’auras sous la main quand le moment sera venu. Je t’assure que je te parlerai sans détour. Mais n’estimes-tu pas devoir en apprendre un peu plus sur Ledom aujourd’hui avant que je ne jette la confusion dans ton esprit en te racontant un tas de détails sur notre passé ?

— Quelle est donc ta spécialité, Philos ?

— Je suis historien. (Il fit signe à Charlie de se placer plus près du mur et plaça sa main sur la rampe invisible.) Prêt ?

— Prêt.

Philos recula et Charlie fut projeté vers le haut. Il était désormais suffisamment familiarisé avec cette sensation pour ne pas penser perdre tripes et boyaux à chaque ascension. Il fut même capable de regarder Philos s’éloigner en direction de la piscine. « Curieux personnage, se dit-il. On dirait que personne ne l’aime. »

Il s’arrêta net au beau milieu de rien, devant une immense fenêtre qu’il franchit cette fois sans la moindre hésitation. Avec de nouveau cette certitude physique de fermeture. Que faisait donc ce mur invisible ? S’ouvrait-il très exactement aux contours de son corps de façon à ce qu’il s’y incorpore lors de son passage ? Il devait s’agir d’un truc de ce genre…

La première chose qu’il aperçut en entrant fut la cellule capitonnée, la citrouille d’argent ailée, la machine temporelle, dont la porte était restée entrouverte comme le jour où il en était sorti. Les rideaux masquaient toujours les deux extrémités de la pièce dont le centre était occupé par une espèce de lourde estrade, supportant d’étranges appareils, curieusement disposés ; quelques chaises et une espèce de bureau encombré de papiers complétaient le mobilier.

— Osséon ?

Pas de réponse. Il traversa la pièce, assez timidement pour aller s’asseoir sur l’un des sièges-champignons. Il appela de nouveau, un peu plus fort cette fois. Toujours sans résultat. Il croisa les jambes et attendit, puis il les décroisa, les recroisa en sens inverse. Le temps passait et il finit par se lever pour aller risquer un coup d’œil par la porte entrouverte de la citrouille.

Il ne s’était pas attendu à la violence du choc. Il ne s’était pas même attendu au choc. C’est là, sur ce sol lisse, sur ce sol d’argent mollement incurvé, qu’il s’était traîné plus mort que vif, pendant qu’on l’arrachait à tout ce qui avait jamais compté pour lui, et qu’il s’éloignait à des kilomètres et des kilomètres et à des années et des années de sa propre vie, sans que la bonne sueur de l’amour ait même le temps de sécher à la surface de son corps. Des larmes brûlantes jaillirent de ses yeux. Laura ! Laura ! Es-tu morte ? Est-ce que d’être morte t’a au moins rapprochée de moi ? As-tu vieilli, Laura ? Ton corps tendre, poli, si précieux, s’est-il ratatiné peu à peu ? Et alors, t’es-tu réjouie que je ne fusse pas là pour le voir ? Laura, sais-tu, savais-tu, sauras-tu jamais que je donnerais tout, tout — la vie elle-même — pour te toucher une seule fois… une seule fois, Laura, même si tu étais vieille et que je sois resté jeune… Laura ?

Ou la fin… cette… chose horrible et sans retour, s’est-elle produite quand tu étais encore jeune ? L’énorme marteau abattu sur ta maison et toi, sans même le savoir, partie dans l’embrasement d’un instant ? Ou serait-ce une pluie impalpable de venin, qui fera couler le sang dans tes entrailles, t’éveillant dans la terreur et les vomissements, la tête dressée, horrifiée de découvrir ta propre chevelure tombée sur l’oreiller ?

Comment me trouves-tu ? hurla-t-il soudain en silence, dans un accès de gaieté meurtrière. Que dis-tu de Charlie emmailloté dans des langes bleu marine bordés de rouge sang ? Et que penses-tu de ce petit col fantaisie ?

Il s’agenouilla à l’entrée de la machine temporelle et enfouit son visage dans ses mains.

Au bout d’un moment, il se releva et se mit en quête de ce qui pourrait lui servir de mouchoir.

Sans cesser de chercher, il dit, à voix haute cette fois :

— Je serai avec toi quand cela se produira, Laura… Ou jusqu’à ce que cela se produise… Laura, peut-être aurons-nous le temps de vieillir ensemble dans l’attente… ?

L’émotion, son amour navré l’aveuglaient et il se retrouva à un bout de la pièce en train de fourrager dans les rideaux sans trop savoir comment il y était arrivé. Derrière le rideau, il n’y avait qu’un mur. Mais il portait un dessin en spirale sur lequel il appliqua la paume de sa main. Une ouverture semblable à celle qui lui avait dispensé son petit déjeuner apparut mais il n’en sortit rien. Il se pencha pour regarder à l’intérieur, qui était illuminé. Il y aperçut une série de boîtes transparentes et presque cubiques et un volume.

Il prit les boîtes, d’abord par curiosité machinale, puis avec un intérêt sans cesse accru. Il les prit une par une puis, soigneusement, une par une encore, les remit en place telles qu’il les avait trouvées.

L’une contenait un clou, un clou rouillé, mais le métal brillait encore là où on l’avait sectionné en diagonale.

Une autre renfermait une pochette d’allumettes trempée et effacée comme par un séjour dans une flaque d’eau, le phosphore rouge ayant peu à peu déteint sur le carton. Et il la connaissait, cette pochette ! Il l’aurait reconnue entre mille. Une partie de la couverture était arrachée mais c’était les pochettes qu’on distribuait aux clients de Bar Grill Dooley’s, au coin d’Arch Street ! Sauf que les quelques lettres qu’on distinguait encore étaient imprimées à l’envers…

Dans une autre boîte il y avait un souci séché. Oh ! rien de flamboyant comme les fleurs-miracles qu’obtenaient par croisement les Ledom, non, un rien du tout de petit bouton de souci séché.

Une boîte, enfin, renfermait une motte de terre. La terre de qui ? Une terre que le pied de Laura avait foulée ? Venait-elle du pauvre arpent boueux, pelé, qui s’étalait au pied des gros globes blancs sur lesquels s’écaillait le 61 ? Les mâchoires de la machine temporelle s’étaient-elles refermées sur cette motte au cours d’une tentative antérieure ?

Et pour finir, il y avait ce volume. Comme tout le reste, il n’affectait bien sûr pas une forme rectangulaire parfaite. C’était plutôt une espèce de machin arrondi, aux contours aussi réguliers que ceux d’un petit-beurre. Et les lignes du texte accusaient une forme arquée (mais n’est-ce pas précisément la forme qu’affecteraient les lignes de quelqu’un qui aurait appris à écrire le coude fixe ?) De toute manière, cela s’ouvrait comme un bon vieux bouquin et il pouvait le lire. C’était en ledom, mais le fait de savoir le lire n’étonna pas plus Charlie Johns que d’avoir pu le parler. Plutôt moins : il avait été étonné une fois pour toutes, en quelque sorte…