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Le volume s’ouvrait sur la description d’une série d’appareillages, d’un haut degré de technicité, suivie d’une série de colonnes manuscrites, souvent remaniées, gommées, corrigées, qui donnaient à penser que quelqu’un avait tenu le journal de quelque expérience, noté des résultats et des tailles. Suivait un tas de pages où étaient imprimés quatre cadrans, comme de montre ou de baromètre, mais dépourvus d’aiguille. Vers la fin, ils étaient encore vierges, mais les premiers étaient entièrement couverts de gribouillages, les aiguilles y avaient été dessinées et, en bas de page, on pouvait lire des notes bizarres. Scarabée expédié — pas de retour. Il y avait un sacré tas de ces pas de retour, jusqu’à une page où s’inscrivait un énorme point d’exclamation triomphal. C’était l’expérience 18 et, d’une main tremblante, quelqu’un avait noté Noix expédiée — retour une fleur. Charlie sortit de nouveau la boîte contenant la fleur et en la tournant et la retournant finit par y repérer le nombre 18.

Ces cadrans, ces cadrans… il pivota sur ses talons et se hâta de gagner le bizarre entassement d’appareils qui occupait le centre de la pièce. Comme il s’y était attendu, l’un des appareils portait quatre cadrans autour desquels coulissait une manette. Voyons voir… placer les quatre manettes dans la position indiquée par le bouquin et — pas de doute, c’était ça ! Un coupe-circuit est un coupe-circuit dans n’importe quelle langue et celui-là portait les mots marche et arrêt.

Il regagna l’angle de la pièce, tourna les pages à toute allure. Expérience 68… la dernière expérience avant les pages vierges Pierres expédiées — retour : (en phonétique Ledom) Charlie Johns.

Les doigts serrés comme des griffes sur le fort volume, il entreprit d’apprendre par cœur ces foutues formules.

— Charlie, tu es là ? Charlie Johns !

Osséon !

Quand Osséon pénétra dans la pièce par quelque porte dérobée, située derrière la machine temporelle, Charlie avait eu le temps de remettre le volume en place. Mais ce fut tout, Osséon le découvrit debout devant le placard ouvert, un souci fané à la main.

* * *

— Qu’esse tu fais ?

Herb ouvre les yeux et voit sa femme, penchée au-dessus de lui. Il dit :

— Ch’uis allongé dans un hamac et j’cause à ma poule un sam’di après-midi.

— Je te regardais. Tu avais l’air très malheureux.

— Oh, pourquoi Pépita sans répit m’épies-tu ?

— Voyons mon petit poulet, dis tout à ta moman…

— Smitty et toi m’interdisez de parler sérieusement.

— Idiot. J’étais à moitié endormie quand j’ai dit ça…

— D’accord, d’accord. Je pensais à un bouquin que j’ai lu et que j’aimerais bien relire, ces temps-ci. La Disparition.

— Je parie qu’il a disparu. Dis donc, c’est de Philip Wylie, ça ! Sale type. Adore les poissons, déteste les femmes.

— Je sais ce que tu veux dire. T’as tort. Il adore les poissons mais ce qu’il déteste c’est la façon dont les femmes sont traitées.

— C’est ça qui te donne l’air malheureux dans ton hamac ?

— J’étais pas vraiment malheureux. Je me concentrais pour essayer de me rappeler exactement ce que ce type a écrit.

— Dans La Disparition ? Je m’en souviens. Ça raconte qu’un jour, toutes les femmes ont disparu d’un seul coup de la surface de la terre. Pas génial.

— Tu l’as lu ? Au poil ! Dis, il y avait un chapitre qui présentait plus ou moins le sujet du bouquin. C’est ça que j’aimerais retrouver.

— Oh-h-h-h-h… oui. C’est vrai. J’ai commencé à lire ça et puis j’ai laissé tomber, je voulais aborder l’histoire tout de suite. Il y avait…

Herb l’interrompit :

— Tu vois, il y a un seul truc, un seul côté par lequel je trouve que les rédacteurs publicitaires sont supérieurs aux auteurs de best-sellers. Les deux métiers portent sur les mots ; mais le rédacteur publicitaire ne permet jamais, jamais à ses mots de se glisser entre le client et le produit. C’est précisément l’erreur que Wylie a commise dans ce bouquin. Tous ceux qui ont besoin de lire ce chapitre ne le lisent jamais.

— Ah, parce que j’en avais besoin, moi ? Qu’est-ce qu’il contenait donc de si précieux pour moi ?

— Oh, rien, rien… dit Herb et il se renfonce dans son hamac et ferme les yeux.

— Voyons, chéri, je n’ai pas voulu…

— Ce n’est rien, je ne suis pas fâché. Simplement, je pensais qu’il était d’accord avec toi. Et je pensais qu’il savait pourquoi et l’expliquait mieux que tu ne fais, c’est tout.

— D’accord ? D’accord avec quoi, pour l’amour du ciel ?

Herb ouvre les yeux et fixe le ciel, quelque part derrière la tête de sa femme.

— Il dit que les gens ont commis leur première grosse erreur quand ils ont commencé à centrer leur attention sur les différences qui existent entre l’homme et la femme, en oubliant leur ressemblance fondamentale. Il appelle ça le vrai péché originel. Il dit que c’est pour cela que les hommes se haïssent et haïssent les femmes. Il dit que c’est de là que sont venues toutes les guerres, toutes les persécutions. Il dit que c’est ce qui nous a fait perdre le plus clair de notre capacité d’amour.

Elle est plutôt méprisante et proteste :

— Je n’ai jamais dit ça !

— C’est à cela que je réfléchissais. Tu as dit que nous étions le début d’une nouvelle espèce de gens, comme un comité ou une équipe. Qu’il y a des activités d’homme et des activités de femme mais que, de nos jours, ça n’a plus d’importance. Mais qu’on peut en avoir des deux ordres ou l’un ou l’autre, indistinctement.

— Ah ! oui, dit-elle, ça…

— Wylie fait même une plaisanterie. Il dit que si les gens croient que les hommes sont pour la plupart plus forts que les femmes, c’est parce que l’homme a systématiquement sélectionné les femmes.

— Et toi ? Tu les sélectionnes systématiquement ?

Il rit enfin. Ce qu’elle voulait : elle ne supporte pas de le voir triste ou soucieux.

— Sys-té-ma-ti-que-ment, dit-il.

Et il la fait basculer dans son hamac.

* * *

La tête inclinée sur le côté, Osséon vint rapidement à la rencontre de Charlie.

— Alors, mon jeune — et violent — ami. Où en sommes-nous ?

— J’espère que tu m’as pardonné, bredouilla Charlie. J’étais très perturbé…

— Tu as découvert la fleur, hmm ?

— C’est-à-dire… Je suis entré et il n’y avait personne, tu étais ou plutôt tu n’étais pas…

Osséon lui assena une tape sur l’épaule.

— Parfait, parfait… C’est une des choses que je m’apprêtais à te montrer, de toute manière. Tu sais ce que c’est que cette fleur ?

— Oui, dit Charlie en éprouvant de grandes difficultés à parler. En anglais, nous l’appelons un souci.

Osséon l’écarta pour aller chercher le volume. Il y inscrivit le nom de la fleur.

— Nous n’avons pas ça à Ledom, expliqua-t-il fièrement. (Il indiqua la machine temporelle d’un mouvement de menton.) On ne sait jamais ce que ce truc va ramener. Bien sûr, c’est toi le champion ! Les chances de recommencer une telle capture sont de un contre cent quarante trois quadrillions ! Si tu peux te représenter ça…