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— Oui !

Karen observe joyeusement les gestes de Jeanette qui verse dans la baignoire le contenu d’un paquet et ouvre le robinet d’eau chaude. Jeanette s’éloigne d’un pas ou deux et monte la garde, moitié pour protéger les cheveux, moitié pour jouir du spectacle.

— Mais alors, dit soudain Karen, on a pas besoin de papas.

— Qu’est-ce que tu racontes ! Qui est-ce qui irait au bureau et qui rapporterait des sucettes et des tondeuses à gazon et tout et tout ?

— Pas ça. Pour faire des bébés. Les papas peuvent pas faire de bébés.

— Si, chérie, ils aident.

— Comment ?

— Assez de bulles. L’eau sera trop chaude.

Elle ferme le robinet.

— Comment, moman ?

— Eh bien voilà, chérie, c’est peut-être un peu dur pour toi, à comprendre, parce que tu es petite, mais les papas ont une façon très belle, très très belle de vous aimer. Et quand ils aiment une maman comme ça, alors elle peut avoir des bébés.

Pendant que sa mère parle, Karen a trouvé une savonnette tout usée dont elle essaye aussitôt la pointure. Jeanette plonge les mains dans l’eau trouble, retire la petite main et lui donne une tape.

— Karen ! Je t’ai déjà dit de ne pas te toucher là. Ce n’est pas beau !

* * *

— Tu commences à comprendre ?

Charlie jeta un coup d’œil songeur à Philos qui l’attendait au pied de l’ascenseur invisible. Cette façon d’apparaître comme s’il se trouvait là par hasard, ses yeux sombres étincelant toujours d’un amusement secret… Ou simplement d’intelligence… Ou bien était-ce autre chose encore — du chagrin ?

— Osséon, dit Charlie, est passé maître dans l’art de répondre exhaustivement à toutes les questions qu’on lui pose en faisant croire qu’il cache quelque chose…

Philos rit. C’était un rire que Charlie avait déjà remarqué. Un rire ouvert. Qu’il aimait.

— J’imagine, dit le Ledom, que tu es prêt maintenant pour le principal : Celui des Enfants.

Charlie regarda en direction de Celui de la Médecine, qui se dressait plus loin, puis leva les yeux vers Celui de la Science.

— Ces deux-là m’auraient paru plutôt « principaux » eux-aussi !

— Ils ne le sont pas, répliqua Philos sérieusement. Ce sont les paramètres. Le cadre, l’infrastructure mécanique. Mais cela ne les empêche pas de rester marginaux. D’avoir peu d’importance. Celui des Enfants est le plus grand.

Charlie leva les yeux vers l’énorme masse qui semblait suspendue au-dessus de sa tête. Il s’étonna.

— C’est très loin d’ici ?

— Pourquoi demandes-tu ça ?

— S’il est plus grand que celui-ci…

—… on devrait le voir d’ici ? Ah, je comprends. Mais je n’ai pas dit plus haut. De toute façon, regarde là-bas.

Il indiquait du doigt… une ferme. Elle s’étalait au creux d’une colline, au milieu de ce tapis vert toujours irréprochable, ses murs bas étaient recouverts d’éclatante vigne vierge. Son toit de chaume était d’un beau brun vaguement teinté de vert. Le rebord des fenêtres s’ornait de pots de fleurs et une fumée bleue s’élevait de la cheminée de meulière.

— Ça t’ennuierait de marcher jusque-là ?

Charlie aspira une goulée d’air vif et tapa du pied le gazon élastique : — Si ça m’ennuierait !

Ils se mirent en marche vers la ferme, parcourant les collines qui roulaient doucement. Charlie demanda :

— Ce n’est que ça ?

— Tu verras, dit Philos. (Il semblait tendre, avec impatience, vers un moment de joie pure.) Tu as eu des enfants ?

— Non, dit Charlie qui pensa immédiatement à Laura.

— Si tu en avais, poursuivit Philos, tu les aimerais ?

— J’imagine, oui…

— Pourquoi ? demanda Philos.

Puis il s’immobilisa et, avec gravité, il prit le bras de Charlie et le fit pivoter jusqu’à lui faire face. Il dit lentement :

— Ne réponds pas à la question. Contente-toi d’y songer.

Surpris, Charlie ne trouva d’autre réponse qu’un simple « d’accord », agréé par Philos. Ils reprirent leur marche. Le sentiment d’impatience se renforça encore. C’était Philos, à n’en pas douter. Ça émanait du Ledom… Charlie se souvint d’un film qu’il avait vu, un documentaire. La caméra avait été placée à bord d’un avion qui survolait en rase-mottes un paysage de plaines. Champs et maisons défilaient en gros plan, à toute vitesse, au rythme d’une musique aussi oppressante que le moment qu’il était en train de vivre. Le film ne laissait pas prévoir l’énormité, qui allait soudain éclater, déferler sur l’écran. Les terres plates s’étendaient à perte de vue et défilaient, défilaient, avec de temps à autre la diversion créée par une habitation ou une route. Mais la musique ne cessait de prendre de l’intensité, du suspense. Jusqu’à ce que, tout à coup, dans une incroyable explosion de couleurs, la caméra — l’avion — ne survole enfin le Grand Canyon du Colorado.

— Regarde, disait Philos.

Charlie obéit et aperçut un jeune Ledom vêtu d’une tunique de soie jaune appuyé contre un rocher qui se dressait à la verticale comme une petite falaise, non loin d’eux. Comme ils s’approchaient, Charlie s’attendait à tout sauf à ce qui se produisit réellement. Lorsqu’un être vivant en rencontre un autre, fut-il Homo sap., Ledom, ou blaireau il se passe quelque chose, il y a une réaction, une interaction. Or, il n’y eut exactement rien. Le Ledom en tunique jaune se tenait sur une jambe, appuyé contre le rocher, un pied replié à hauteur du genou comme une espèce de héron, les deux mains refermées sur sa cuisse levée. Dans le visage à demi tourné, les yeux étaient mi-clos.

À voix basse, Charlie demanda :

— Qu’est-ce…

— Chut ! fit Philos.

Ils passèrent sans se presser devant la silhouette dressée. Philos s’en approcha et, faisant signe à Charlie de rester coi, passa la main de droite et de gauche devant le fin visage aux yeux mi-clos. Pas de réaction.

Charlie et Philos poursuivirent leur chemin, Charlie se retournait fréquemment pour regarder en arrière. Tant qu’il put apercevoir le jeune Ledom, celui-ci ne donna aucun signe de vie, seule sa tunique de soie bougeait, mollement agitée par la brise. Après qu’un tournant leur eut caché ce spectacle, Charlie demanda à Philos :

— Tu m’avais dit que les Ledom ne dorment jamais.

— Ce n’est pas du sommeil.

— Ça paraît un excellent produit de remplacement ! À moins qu’il ne soit malade ?

— Oh, pas du tout !… Je suis content que tu aies vu ça. Tu rencontreras ça de temps en temps… Il est… arrêté.

— Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Tout va très bien. C’est une… disons une pause. Ça existait aussi de ton temps. Les Indiens d’Amérique, les Indiens des plaines le faisaient. De même que certains nomades de l’Atlas. Ce n’est pas le sommeil. Tu as étudié le sommeil ?

— Pas ce qu’on appelle étudier.

— Moi si, dit Philos. Le plus intéressant, dans le sommeil, c’est le rêve. Une espèce d’hallucination. Vu la façon régulière dont vous dormez, vous avez régulièrement ces hallucinations au cours de votre sommeil. Mais même vous, les Homo sap., pouvez le faire éveillés.

— Le rêve éveillé, oui…

— Appelle ça comme tu voudras. C’est un phénomène universel de l’esprit humain, et peut-être ne devrais-je pas le limiter à l’humanité. Quoi qu’il en soit, le fait est que si l’esprit ne parvient plus à avoir ces hallucinations, il s’effondre.