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— L’esprit s’effondre ?

— Exactement.

— Tu veux dire que si tu avais réveillé ce jeune Ledom, il serait devenu fou ? (Et, brutalement, il demanda :) Êtes-vous tous aussi fragiles ? Aussi mal équilibrés ?

Philos rit joyeusement avant de donner une réponse sérieuse à une question qui, à ses yeux, ne l’était pas.

— Mais non ! Pas du tout ! Je parle d’une situation de laboratoire, d’une expérience au cours de laquelle on interrompt constamment et immanquablement le « rêveur ». Je t’assure qu’il nous a vus ; il était conscient. Mais son esprit a choisi de poursuivre ce qui se passait dans sa tête, voilà tout. Si j’avais insisté, ou pour peu qu’il ait entendu quelque chose d’aussi inhabituel que ta voix (Philos avait mis sur le possessif tout juste assez d’insistance pour que Charlie se rende compte que sa voix, à Ledom, était celle d’un trombone dans un orchestre de flûtes) il en serait sorti, nous aurait parlé normalement, et aurait affirmé qu’il ne nous en voulait pas de l’avoir interrompu, puis il nous aurait dit au revoir.

— Mais pourquoi faire ? À quoi ça sert ?

— Et toi, pourquoi rêves-tu ?… Selon certaines théories, il s’agirait d’un mécanisme par lequel le cerveau ferait en quelque sorte le point, triant et classant les matériaux acquis au cours de la veille, comparant et mettant en perspective des informations qui, dans la réalité, ne sauraient s’associer. Votre littérature est pleine d’images hallucinatoires de cette nature : cochons ailés, liberté, dragons qui crachent le feu, droit de la majorité, licornes, égalité des sexes, monstre du Loch Ness…

— Attention à ce que tu dis ! lança Charlie ivre de colère.

Puis il se reprit. Philos n’était pas du genre à se laisser atteindre par la rage. Il en eut soudain le sentiment et dit abruptement : — D’accord, tu t’amuses, tu te joues de moi, c’est un jeu. Mais tu en connais les règles et pas moi, tu triches.

Avec une sincérité, une spontanéité désarmantes, Philos mit un terme immédiat à la situation. Il s’excusa :

— Tu as raison. J’anticipe. Mon tour ne vient qu’après. Quand tu auras vu le reste de Ledom.

— Ton tour ?

— Oui — l’histoire. Ce que tu penses de Ledom est une chose. Ce que tu penseras de Ledom quand tu en connaîtras l’histoire et — mais oublions cela.

— Tu ferais mieux de terminer ta phrase.

— J’étais sur le point de dire : « ce que tu penseras de Ledom quand tu connaîtras son histoire et la tienne sera encore autre chose ». Mais je ne le dis pas, parce qu’il faudra encore que je te demande pardon très vite.

Malgré lui, Charlie éclata de rire et ils poursuivirent leur chemin.

À quelques centaines de mètres de la ferme, Philos obliqua brusquement à droite et ils gravirent une colline assez escarpée jusqu’à son sommet. Ils longèrent un moment la ligne de crête jusqu’à une petite butte. Philos s’arrêta et fit signe à Charlie de le rejoindre.

— Nous allons les observer un peu.

Ils se trouvaient en surplomb de la ferme. Charlie vit qu’elle se trouvait au bord d’une vaste vallée, en partie boisée (ou bien était-ce un verger ? Rien n’était jamais à l’alignement, ici !) et en partie cultivée. Entre les champs et les bois, le paysage restait celui d’un vaste parc, comme au pied des deux grands bâtiments. La vallée était semée d’autres fermes éparses, chacune unique en son genre, tant par le matériau — bois, meulières, crépi blanc, plâtre, quelque chose même qui ressemblait à de la tourbe — que par la forme. De leur poste d’observation, ils en apercevaient vingt-cinq et il y en avait probablement d’autres. Comme des pétales de fleurs répandus en pluie pour quelque carnaval, les vêtements brillants des Ledom piquaient les champs et les bois de leurs taches vives. Deux petits ruisseaux descendaient la vallée en serpentant. Le ciel d’argent coiffait le tout de son dôme immuable. La vallée affectait vaguement la forme d’une assiette, au rebord semé de collines, car on ne voyait rien au-delà des doux contreforts de la vallée elle-même.

— Celui des Enfants, dit Philos.

Charlie regarda au-delà du toit de chaume de la ferme, à ses pieds, en direction de la mare qui s’étalait dans la cour. Alors il commença à entendre les chants et il aperçut les enfants.

* * *

Mr. et Mrs. Herbert Raile sont en train d’acheter des vêtements d’enfants au rayon confection d’un gigantesque supermarché d’autoroute. Les enfants sont restés dehors, dans la voiture. Il fait chaud, là-bas dehors, et les parents se dépêchent. Herb pousse un caddy. Jeanette farfouille dans les tas de vêtements, sur les présentoirs.

— Oh, regarde ! Des petits T-shirts exactement comme les grands !

Elle en prend trois pour Davy, taille 5 et trois pour Karen, taille 3. Elle les laisse tomber dans le caddy.

— Maintenant, des pantalons.

Elle se met aussitôt en quête du rayon approprié, Herb et son caddy sur les talons. Sans même y prendre garde, il respecte les lois de la navigation internationale : vaisseau à tribord, priorité ; vaisseau virant perd sa priorité. Selon ces principes, il doit concéder la priorité à deux reprises et se met à courir pour rattraper le chemin perdu. Une roue du caddy grince. Quand il court, le grincement devient hurlement. Jeanette semble savoir où elle va et marche d’un pas décidé. Elle tourne à droite, dépasse trois séries de présentoirs, tourne à gauche, puis s’arrête net.

— Où sont donc passés les pantalons ? demande-t-elle.

Un peu essoufflé, Herb et son grincement la rejoignent. Il agite un doigt.

— À mon avis, ils sont par là, où il y a écrit, pantalons.

Ils en sont passés à dix centimètres. Jeanette émet un petit bruit de bouche agacé et retourne sur ses pas du même air décidé. Herb s’efforce de la suivre en grinçant de plus belle.

— Le velours côtelé est trop chaud pour la saison. Tous les petits Graham portent déjà de la toile. Tu sais que Louis n’a pas eu la promotion qu’il espérait, murmure Jeanette comme un croyant en prière. Kaki. Voilà, taille 5.

Elle en prend deux paires. « Taille 3. » Elle en prend deux paires, les laisse tomber dans le caddy et part à toute vitesse. Herb grince, s’arrête, hurle, puis grince dans son sillage. Elle tourne deux fois à gauche, dépasse trois présentoirs, s’arrête.

— Où sont les sandales d’enfants ?

— Là-bas, où il y a écrit sandales d’enfant, halète Herb, montrant du doigt la pancarte. Jeanette émet le même petit bruit d’agacement, tourne les talons et repart en flèche dans la bonne direction. Quand il la rejoint, elle a déjà choisi deux paires de sandales rouges à semelle de caoutchouc jaune et les laisse tomber dans le caddy.

— Halte ! gargouille Herb qui rit presque.

— Que se passe-t-il ? demande-t-elle, arrêtée dans son élan.

— Qu’est-ce qu’il te faut maintenant ?

— Des maillots de bain.

— Alors, va voir là-bas, où la pancarte dit : maillots de bain.

— Ne t’énerve pas, chéri, dit-elle en démarrant.

Il manœuvre comme un champion pour rester quelques instants assez près d’elle afin que sa voix essoufflée couvre les grincements et dit :

— La différence entre les hommes et les femmes, c’est…

— Un dollar quatre-vingt-dix-sept, dit-elle, au passage devant un comptoir.

—… que les hommes lisent les pancartes, les panneaux de signalisation et les modes d’emploi, tandis que les femmes ne les lisent jamais. Je suppose que c’est une espèce de fierté sexuelle. Tu prends un véritable génie de l’emballage qui te chiade une boîte au petit poil que tu dois pincer, déchirer jusqu’au pointillé pour voir apparaître une ficelle rouge que tu n’as plus qu’à tirer pour ouvrir le sous-emballage sulfurisé de protection.