— Je te présente Anave, dit Grocide en chatouillant la joue de l’enfant avec ses cheveux.
Le petit se mit à rire, enfouit son visage dans l’épaisse chevelure, en sortit un œil rieur qu’il plissa en direction de Charlie, lequel se mit à rire à son tour.
Ils pénétrèrent ensemble dans la maison. Portes automatiques ? Éclairage sans source ? Plateau à thé jaillissant de placards invisibles ? Ascenseurs transparents ?
Non.
La pièce était presque suffisamment rectangulaire pour satisfaire un œil qui, Charlie s’en rendit compte, commençait à mourir d’envie d’apercevoir une ligne droite. Le plafond était bas et soutenu par des poutres apparentes, et l’atmosphère était fraîche. Rien du baiser hygiénique et insipide de l’air conditionné, mais toute la fraîcheur que dispensent des fenêtres à demi masquées de vigne vierge, des plafonds bas et des murs épais. Et ici il y avait de vraies chaises — l’une de bois poli à la main, trois autres, plus rustiques, faites d’espèces de lianes épaisses et rigides, plantées dans des rondins. Le sol était dallé de pierres plates, jointoyées avec une espèce de ciment rouge, et recouvert de tapis rustiques tissés à la main. Sur une table basse, trônait une gigantesque coupe tournée dans une bille de bois dur et un service composé d’un pichet et de sept ou huit chopes de terre cuite. La coupe contenait une salade de noix, de fruits et de légumes artistement disposés en étoile.
Des tableaux ornaient les murs, peints de couleurs vives et fraîches, terriennes — verts, bruns, orangés, jaunes teintés de rouge et rouges teintés de bleu, des fleurs et des fruits mûrs. La plupart étaient agréablement figuratifs, mais il y en avait quelques-uns d’abstraits. Une composition retint particulièrement l’attention de Charlie. On y voyait deux Ledom, l’un debout, en premier plan semblant regarder par dessus son épaule en direction du second, tassé en arrière-plan comme en proie à quelque douleur ou maladie inconnue. Toute la scène était étrangement brouillée et l’on avait l’impression très forte de la percevoir à travers des yeux emplis de larmes.
— Je suis très heureux que tu aies pu venir.
C’était le second directeur de Celui des Enfants, Nassiv, qui se tenait près de lui en souriant. Charlie s’arracha à la contemplation du tableau et découvrit le Ledom, vêtu d’une cape identique à celle de Grocide, qui lui tendait la main. Il la serra brièvement et dit :
— Moi aussi ! J’aime beaucoup cet endroit.
— Nous nous en étions plutôt douté, répondit Nassiv. Ce n’est pas trop différent de ce à quoi tu étais habitué, je parie.
Charlie aurait pu s’en tirer d’un signe de tête affirmatif mais ici, avec ces gens, il désirait être aussi honnête que possible.
— Trop différent, hélas ! de la plupart de ce à quoi j’étais habitué ! précisa-t-il. Nous avions des endroits comme celui-ci, ici et là. Mais vraiment pas assez.
— Assieds-toi. Nous allons casser une petite croûte maintenant. Pour garder la forme, presque rien. Plus tard, nous ferons un véritable festin.
Grocide emplit des écuelles de terre cuite et les fit passer, tandis que Nassiv versait dans les chopes un liquide doré. C’était, découvrit Charlie, une boisson assez forte mais à la saveur de miel, probablement quelque hydromel, frais mais non glacé, qui laissait un arrière-goût épicé et donnait un léger coup de fouet. La salade, qu’il mangea à l’aide d’une fourchette de bois dur polie comme du satin et munie de deux dents courtes et étroites et d’une dent large et allongée dont l’un des rebords était coupant, était délicieuse de onze façons, à la manière des onze ingrédients qu’elle contenait. Il lui fallut se contrôler sévèrement pour éviter a) de bâfrer, b) d’en redemander aussitôt.
Les convives bavardaient. Charlie ne prenait guère part à leur conversation, mais il remarqua la courtoisie avec laquelle tous s’ingéniaient à aborder des sujets qui pouvaient l’intéresser ou lui permettre de participer et, à tout le moins, à réduire au minimum les échanges qui l’excluaient. Fredon avait eu des problèmes de doryphores de l’autre côté de la colline, là-bas. Avez-vous vu le nouveau procédé que Dregg a mis au point ? Bois incrusté de céramique, on jurerait que les deux sont passés au four ensemble. Le gosse de Eriu s’est bêtement cassé la jambe. Et pendant tout ce temps, les enfants ne cessaient d’entrer et de sortir, sans jamais rien interrompre, mais passant à toute vitesse pour recevoir qui une noix, qui un fruit, qui une autorisation (sollicitée dans un souffle) qui encore un renseignement — Ylliou dit qu’une libellule c’est une espèce d’araignée ! (Non, aucun arachnide n’est pourvu d’ailes, voyons). Dans un éclair de soie jaune, le gamin a disparu, remplacé aussitôt par une minuscule et minaudière créature entièrement nue qui claironne : « Grocide a une drôle de tête ! » (toi aussi). Dans un éclat de rire argentin, la puce disparaît.
Charlie, tout en s’efforçant de manger lentement, observait Nassiv qui, presque allongé dans un profond fauteuil, cherchait à extraire une écharde de sa main. Cette main, quoique gracieuse, était large et vigoureuse, et suivant le travail de l’aiguille qui piquait la peau à la base du médium, Charlie fut frappé d’y apercevoir une large callosité. La peau de la paume et de l’intérieur des doigts était aussi rugueuse que celle d’un pêcheur au chalut. Un instant, Charlie rapprocha ce fait de la cape écarlate et des activités « artistiques » de Nassiv mais il se rappela vite qu’ici, c’étaient ses propres idées et habitudes d’esprit qui étaient déplacées, déséquilibrées. Il n’en demanda pas moins en frappant le bras massif du fauteuil rustique :
— Fabriqué ici ?
— Ici même, répliqua joyeusement Nassiv. Je l’ai fait moi-même. Grocide et moi avons tout fait ici. Avec les gosses, bien sûr. C’est Grocide qui a fait les assiettes et les chopes, elles te plaisent ?
— Oui, vraiment, dit Charlie. (Elles étaient brunes, presque dorées, et mille nuances s’y fondaient en spirale.) Est-ce qu’il s’agit de terre cuite laquée, ou est-ce que le champ-A vous sert aussi de four et de tour de potier ?
— Ni l’un ni l’autre, dit Nassiv. Aimerais-tu voir comment tout cela est fait ? (Il jeta un coup d’œil à l’écuelle vide de Charlie.) À moins que tu ne préfères reprendre…
Charlie écarta son écuelle à regret.
— Non, merci, j’aimerais bien aller voir.
Ils se levèrent et se dirigèrent vers une porte, au fond de la pièce. Un bambin qui s’était caché dans des rideaux se jeta malignement sur Nassiv qui, sans même s’arrêter, le saisit d’une main, le retourna comme une crêpe sans se laisser troubler par ses glapissements de joie, et lui fit, très doucement, heurter le sol de la tête avant de le reposer sur ses pieds. Puis, avec un sourire, il invita Charlie à franchir la porte.
— Tu aimes beaucoup les enfants, dit Charlie.
— Mon Dieu ! répondit Nassiv.
Et ici encore, la traduction fait perdre la meilleure part de sa saveur à la réponse. Il ne s’agissait nullement d’une exclamation toute faite, signifiant à peu près « oh, la, la ! » ou « ô combien ! », non, c’était littéralement « Mon Dieu ! » Les enfants étaient-ils collectivement le Dieu de Nassiv ? Ou était-ce le concept d’Enfant ?
La pièce dans laquelle ils pénétrèrent était un petit peu plus vaste et plus haute de plafond que celle qu’ils venaient de quitter ; mais elle en était totalement différente. C’était un atelier — un véritable atelier. Le sol en était de brique, les murs étaient faits de planches rabotées et montées comme la coque d’un navire. Sur des chevilles de bois, des outils — les outils de base : marteaux, tenailles, pinces, hache et hachette, gouge, rabots, limes, herminettes, équerres, poinçons. Accrochées aux murs, ou posées ici et là sur le sol, quelques — disons : machines-outils, mais manifestement fabriquées à la main, certaines en bois massif ! Il y avait une scie circulaire, par exemple, actionnée par des pédales et munie de ressorts en bois. Il remarqua également un tour, qu’un bouquet de poulies de bois permettait d’actionner et qui comportait une gigantesque roue — elle devait bien peser un quart de tonne — de céramique !