Mais c’était le four qu’il était venu voir. Il se dressait dans un coin, construction de briques surmontée d’une cheminée et s’ouvrait par une lourde porte métallique, le tout supporté par des piliers de briques. Sous le four, un foyer mobile, monté sur un charriot porteur. (« C’est aussi notre forge », expliqua Nassiv) auquel était également fixé un soufflet actionné par des pédales. La pipe de sortie du soufflet était ajustée à une espèce de poche aplatie qui évoquait une vessie dégonflée, ce qu’elle était en fait. Nassiv joua vigoureusement des pédales et la poche ridée poussa un soupir, se souleva paresseusement et commença à enfler.
— C’est en regardant un de nos gamins jouer de la cornemuse que l’idée m’en est venue, expliqua Nassiv. (Il cessa de pomper et tira un levier à lui ; Charlie entendit l’air siffler dans les conduits. Nassiv tira un peu plus et l’air rugit.) Le débit se contrôle au petit poil et le servant n’a pas besoin d’être un adulte prétentiard et entraîné. Tous les gosses sont capables de l’actionner et ils le font d’ailleurs tous à tour de rôle, dans la mesure de leurs moyens même les tout-petits. Ils adorent ça.
— C’est formidable, dit Charlie en toute sincérité, mais… il doit bien exister des moyens plus faciles…
— Oh, certes ! répliqua chaleureusement Nassiv, sans ajouter le moindre mot d’explication.
Charlie jetait autour de l’atelier des coups d’œil admiratifs. Son regard errait des planches soigneusement empilées et manifestement taillées sur place à l’armature robuste des machines de bois, des…
— Regarde ça, dit Nassiv.
Il retira une cheville qui maintenait en place l’extrémité inférieure des guides du tour et leur donna une poussée vers le haut. Montés sur charnière, les guides pivotèrent vers le haut et allèrent se fixer dans un logement prévu à cet effet.
— Une presse à vis ! s’exclama Charlie, ravi.
Il montra du doigt la roue.
— Ce volant a l’air d’être en céramique. Comment diable avez-vous pu passer au four une pièce de cette taille ?
Nassiv indiqua le four d’un mouvement de menton.
— Ça entrait tout juste. Bien sûr, il a fallu l’y laisser un bout de temps… On a vidé le reste de l’atelier et on a donné un grand festin dansant pendant tout le temps que le volant a été dans le four.
— Tout le monde dansait sur les pédales du soufflet, commenta Charlie en riant.
— Et partout ailleurs. C’était une fête rudement réussie. (Nassiv riait, lui aussi.) Mais tu m’as demandé pourquoi le volant était en céramique. Certes il est de taille, mais il a finalement fallu moins de temps pour le façonner et l’ajuster qu’il n’en aurait fallu pour tailler un volant de pierre.
— Je n’en doute pas, dit Charlie, les yeux fixés sur la lourde roue.
Mais il pensait aux ascenseurs invisibles, aux machines temporelles, au champ-A, susceptible (lui avait-on dit) de remuer les montagnes. La pensée lui vint d’abord que les gens d’ici ignoraient ce qui se passait là-bas. Puis il se souvint que c’est dans Celui de la Médecine qu’il avait pour la première fois rencontré Grocide et Nassiv. Il pensa alors que, sans ignorer l’existence des techniques dont disposaient les habitants de Celui de la Science et de Celui de la Médecine, ils en étaient privés, n’avaient pas le droit de s’en servir. Ils étaient donc contraints de trimer sur leurs fermes et dans les champs à s’en donner les mains calleuses, tandis qu’Osséon et Mielwiss faisaient comme par magie jaillir des fruits au jus glacé de placards automatiques situés à la tête de leur lit. Y en a que pour eux !
— En tout cas, c’est un rude morceau de céramique !
— Oh ! il y a mieux, dit Nassiv. Viens voir.
Il le conduisit jusqu’à une porte donnant directement sur l’extérieur et ils sortirent dans un jardin. Quatre ou cinq enfants faisaient des cabrioles sur le gazon et l’un d’entre eux était grimpé dans un arbre. À la vue de Nassiv, ils se précipitèrent tous vers lui en poussant des cris de joie. Sans cesser de parler avec Charlie, Nassiv taquina les enfants au passage, donnant à l’un une bourrade, à l’autre une caresse accompagnée d’un clin d’œil, au troisième une tape sur la tête…
Charlie Johns aperçut la statue.
Et pensa : « Est-ce qu’on peut appeler ça une madone à l’enfant ? »
L’adulte, drapé dans un tissu qui l’enveloppait comme pourrait le faire une toile d’une grande finesse, était à genoux, le visage levé. L’enfant était lui aussi debout, le regard levé vers le ciel, son visage exprimant l’extase. L’enfant était nu, toutes les nuances de sa chair étaient parfaitement reproduites, ainsi que celles de l’adulte, dont le vêtement s’ornait en outre de toute la gamme des couleurs éclatantes d’un feu de bois.
Cette statue présentait au moins deux caractères parfaitement remarquables : d’abord, si la silhouette de l’adulte avait environ un mètre de haut, celle de l’enfant en avait plus de trois. Ensuite, le groupe entier, d’une seule pièce, était une gigantesque céramique parfaitement émaillée.
Charlie dut demander à Nassiv de bien vouloir répéter sa dernière phrase qu’il n’avait pas entendue, tant il était plongé dans l’émerveillement que lui causait la beauté de cette œuvre d’art, sa technique et son fini, et par-dessus tout son symbolisme. Le petit adulte agenouillé devant l’immense enfant pour l’adorer, le visage empreint de ravissement devant la gigantesque silhouette dressée devant lui et aspirant elle-même à quelque chose de plus haut… Quelque part…
— Je disais que ce four-là, je ne pourrais pas te le montrer, reprit Nassiv.
Toujours sous le charme, Charlie entreprit d’examiner de plus près l’admirable travail, se demandant si, peut-être, il n’avait pas été passé au four par fragment avant d’être monté. Mais non, pas le moindre joint de la base au sommet. Le socle lui-même, représentant un gros massif de fleurs et en présentant les couleurs variées, semblait avoir été passé au four en même temps que le reste !
« Eh bien, se dit Charlie, eux aussi l’utilisent, le fameux champ-A ! Je m’étais trompé… »
Nassiv dit alors :
— Nous l’avons sculpté ici même et passé au feu sur place. Grocide et moi en avons fait le plus gros, à l’exception des fleurs qui ont été faites par les enfants. Plus de deux cents gosses ont passé au tamis l’argile nécessaire et l’ont travaillée de manière à ce qu’elle ne se fracture pas au feu.
— Et… vous avez construit votre four tout autour !
— Nous avons bâti trois fours… Un pour la sécher que nous avons détruit après pour peindre la statue ; un second ensuite pour cuire les couleurs que nous avons détruit pour passer la dernière couche de vernis ; et le troisième pour la cuire.
— Que vous avez détruit et jeté…
— Non, pas jeté. Nous nous sommes servi des briques pour le sol de l’atelier. Mais, l’aurions-nous jeté que… ça en valait la peine…
— Oui, dit Charlie, ça en valait la peine… Dis-moi, Nassiv… qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que cela signifie ?