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— Nous l’avons appelé « Le Créateur », répondit Nassiv. (En ledom le mot signifiait en même temps « celui qui accomplit ». « Le fabricant »).

L’adulte adore l’enfant et l’enfant adorant quelqu’un… d’autre.

— Le Créateur ?

— Les parents font l’enfant. L’enfant fait les parents.

— L’enfant quoi ?

Nassiv rit, de ce rire dépourvu d’intentions moqueuses ou malignes qui semblait venir si naturellement aux habitants de Ledom.

— Écoute : qui diable pourrait jamais devenir parent sans l’aide d’un enfant ?

Charlie partagea son rire mais, comme ils s’éloignaient, il regarda par-dessus son épaule en direction de la radieuse céramique et sut que Nassiv aurait pu en dire plus. Et Nassiv lui-même, comme s’il l’avait compris, lui toucha le coude et dit doucement.

— Viens, je crois que tu comprendras mieux un peu plus tard.

Charlie s’arracha au spectacle mais ses yeux restaient pleins de l’admirable composition qui illuminait le jardin. En traversant l’atelier, Charlie se demanda pourquoi l’enfant était plus grand que l’adulte.

… Il sut qu’il avait parlé à voix haute quand Nassiv, pénétrant dans le living-room, et s’emparant par hasard du même enfant qu’il avait saisi en sortant, et lui faisant subir le même traitement qu’à l’aller jusqu’à ce qu’il s’en étrangle de rire, lui répondit :

— Mais… c’est la vérité, tu sais…

Bien sûr… « grand » pouvait avoir le même sens moral en ledom… Oh, et puis, il aurait bien le temps d’y penser… Les yeux brillants, il examina les visages de ceux qui étaient présents dans la pièce et son cœur se serra brusquement : on ne devrait jamais découvrir une chose pareille tout en étant privé de la joie de la faire découvrir à quelqu’un à son tour…

Philos comprit et dit :

— Il a vu ta statue, Grocide, et il ajouta : Charlie Johns, merci.

Charlie fut profondément touché et heureux mais, incapable de voir briller ses propres yeux, il se demanda pourquoi diable on le remerciait.

* * *

La Brute se met en marche vers le lit, les épaules en avant, la démarche chaloupée, menaçante. Sur le lit, elle se tapit craintive dans son déshabillé diaphane…

« Ne me faites pas mal ! » hurle-t-elle avec un accent italien marqué, et, aussitôt, la caméra, devenue la Brute elle-même, effectue un travelling avant échevelé en direction du lit. Tous les scarabées de chair et de sang bien rangés dans leurs scarabées de chrome et d’acier parqués devant l’écran gargantuesque du cinéma drive-in, battent des paupières et commencent à tambouriner au rythme de cette chair et de ce sang. Ah, vraiment, le néon bande autour des machines à pop-corn et les phares de toutes les bagnoles, encore qu’éteints, en sont exorbités !

Quand la caméra s’est assez rapprochée pour que cela devienne possible sans déchaîner les ciseaux d’Anasthasie — car, cette saison, le décolleté est profond mais l’aréole est hors de question ! — la grosse main de la Brute s’abat pour une horrible baffe brûlante sur la joue éburnéenne de la Belle (et la musique elle aussi devient horriblement brûlante) puis la main de la Brute quitte l’écran et l’on entend la protestation navrante de la soie que l’on déchire. Toujours en gros plan, douze mètres quatre-vingt trois centimètres de joli visage apeuré, que la caméra — ou la Brute — commence à contraindre de reculer lentement pour se presser contre l’oreiller de satin, sur quoi l’ombre sinistre de la tête de la Brute vient couvrir le joli visage avec la précision implacable de l’éclairage hollywoodien manié par un bon technicien.

« Ne me faites pas mal ! Ne me faites pas mal ! »

Derrière le volant de son automobile, Herb Raile finit quand même par se rendre compte que quelque chose cloche. Une lutte sourde se déroule hors champ, sur sa droite. Tandis que Karen dort comme un ange sur la banquette arrière, Davy qui d’ordinaire, à une heure pareille, parcourt le pays des songes, est indiscutablement éveillé. Jeanette lui a porté une immobilisation à la nuque et, de l’autre main, tente de lui cacher les yeux. Davy utilise l’avant-bras de sa mère comme une barre fixe et tente de s’y hisser tandis que tous deux, malgré cet exercice violent, perdent le moins possible l’écran de leurs yeux avides.

Herb Raile, perdant le moins possible l’écran de ses yeux avides, évalue rapidement la situation et dit sans tourner la tête :

— Mais enfin, qu’est-ce qui se passe ?

— Ce n’est pas un spectacle pour un enfant, siffle Jeanette, un peu hors d’haleine, sans qu’on sache trop à laquelle des deux causes attribuer son essoufflement.

« Ne me faites pas mal ! » hurle à tout casser la Belle sur l’écran géant avant qu’un spasme n’engloutisse son visage dont les yeux se ferment et dont la bouche geint : « Mmmm — mmm — ah-h-h-h — Mmmm… Fais-moi mal, fais-moi mal, fais-moi mal… »

— Tu me fais mal ! hurle à tout casser et à son tour Jeanette dans le bras de qui Davy vient de planter sauvagement les dents.

— Je veux voir !

— Fais ce qu’on te dit ou je vais te ! aboie Herb, impérieux sinon impérial, les yeux fixés sur l’écran.

Lequel est en train de consacrer ses trois cent cinquante mètres carrés de polychromie en deux dimensions trois quarts à exposer succinctement en une série de flash-back tonitruants que la Belle et la Brute, ô malentendu ! étaient mariés depuis toujours mais l’ignoraient à la suite d’un imbroglio de nature à valoir une promotion foudroyante au scénariste le plus méprisé. Quand elle a appris ça, la Belle l’explique à la Brute avec les accents de la passion — qui n’effacent nullement son accent italien — et ils se jettent l’un sur l’autre derechef pour se livrer enfin à des débordements consciemment légaux, sanctionnés par le lien sacré du mariage… Sur ce, dans un hurlement de couleurs et de trompettes, la lumière revient, l’écran disparait et le public à demi aveugle s’échoue comme une épave molle sur la grève terne de l’ici et du maintenant… Hinc et nunc…

— Tu n’aurais pas dû le laisser regarder tout ça, accuse Herb.

— Je ne l’ai pas laissé, il m’a forcée, il m’a mordue.

D’où intermède : Davy comprend soudain qu’il s’est livré à des activités susceptibles d’entraîner une punition — laquelle ? Il préfère l’éviter plutôt que de le savoir et ne trouve qu’une solution — imparable — : éclater en sanglots. D’où consolation sous forme d’esquimau à la fraise. Sur un bâtonnet — du moins au début… Les mains de Davy sont chaudes, l’esquimau en glisse le long de son bâtonnet, les mains de Davy deviennent poisseuses et roses. Herb évite l’effondrement final sur le pantalon neuf en enfournant le tout d’une seule bouchée. Davy envisage de fondre en sanglots renouvelés. Ouf ! Sauvé par le gong ! L’écran géant se rallume pour le deuxième film inscrit au programme.

— Enfin un spectacle pour Davy, commente Herb. Je me demande pourquoi ils ne passent pas le western en premier pour épargner à nos enfants le spectacle de tu sais quoi.

— Viens t’asseoir sur mes genoux, chéri, invite Jeanette. Tu vois bien ?

Davy voit bien. Davy voit bien le combat au sommet de la falaise. Il voit bien le corps qui s’abat lourdement, le vieillard qui reste étendu, les reins brisés, au pied de la falaise, le méchant cow-boy qui se penche sur lui, le jaillissement de bon sang écarlate au coin de la bouche du vieux : « Je suis… Chuck… Chuck Fritch… pitié… » Le méchant cow-boy se marre. « Chuck Fritch, hein ? C’est tout c’que j’voulais savoir. » Davy voit bien qu’il dégaine son 45, Davy entend le rugissement des coups de feu, Davy voit bien les soubresauts du corps du vieux criblé de plomb, les spasmes hideux qui torturent son vieux visage ridé, le ricanement du méchant qui écrase — hors champ, hors champ — son talon sur le visage du vieux puis, à coups de botte, l’envoie rouler tout au fond du canyon.