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Une fois de plus, Charlie ne put s’empêcher de rire.

— Tu es unique en ton genre.

Sans trop s’en rendre compte, il avait repris à son compte la phrase de Mielwiss. Une fois encore, le visage de Philos s’empourpra. La colère — la plus légère irritation, en fait — était si peu courante, ici, qu’elle prenait aussitôt des proportions incroyables, choquantes.

— Qu’y a-t-il ? J’ai encore dit quelque chose…

— Qui a prononcé cette phrase ? C’est Mielwiss, n’est-ce pas ?

Philos lui jeta un regard perçant et lut la réponse sur son visage. Mais il y lut aussi, selon toute apparence, la nécessité de mettre un terme à son accès de colère car, au prix d’un effort apparent, il se maîtrisa :

— Ne va pas croire que tu aies dit quoi que ce soit de mal, Charlie. C’est seulement que Mielwiss… (il prit une profonde inspiration) Mielwiss a une manière bien à lui de faire parfois des plaisanteries très personnelles. (Il préférait manifestement changer de sujet et reprit aussitôt.) Pour en revenir à l’architecture, je m’étonne que tu n’aies pas songé à opposer à mes arguments sur le déséquilibre dynamique cette simple réponse…

Et du geste, il indiquait les fermes de Celui des Enfants — torchis, roseaux tressés, meulières, toits de chaume, rondins…

— C’est vrai qu’on y chercherait en vain la moindre trace de déséquilibre. Elles n’ont rien de chancelant, renchérit Charlie.

Ils passaient justement devant les modules de pierres de taille recouverts d’un dôme de plâtre.

— Mais c’est qu’elles ne constituent pas des symboles, pas au sens, en tout cas, où Ceux de la Science et de la Médecine constituent des symboles. C’est tout simple : ces fermes matérialisent notre conviction profonde que, quoi qu’il arrive, les Ledom ne se sépareront, ne se couperont jamais de la terre. Et j’entends ça au sens le plus large possible. Les civilisations ont le vice de créer des classes et des générations entières de gens qui gagnent leur vie en perdant de vue — mais totalement, absolument, plutôt deux fois qu’une — en perdant de vue, donc, l’ensemble des techniques manuelles. Il est arrivé que des hommes naissent, vivent et meurent sans avoir manié une seule pelle ou raboté une planche — parfois même sans avoir vu de pelle ou de rabot. Est-ce que je me trompe, Charlie ? Qu’en penses-tu ?

Songeur, Charlie acquiesça d’un signe de tête. Cette pensée lui était déjà venue — trait pour trait — le jour où se trouvant dans la dèche, il s’était fait engager pour la récolte des haricots, après avoir lu une annonce dans le journal. Ç’avait été horrible de se retrouver embrigadé avec un troupeau crasseux de débris d’humanité, accroupi, aplati, épuisé, trempé de sueur toute la journée à effectuer un boulot pour lequel il manquait d’entraînement et — oui, même pour cueillir des haricots — de formation professionnelle. Seulement, il s’était dit — alors qu’il tenait un de ces foutus haricots entre les doigts — que pour la première fois de sa vie il retirait — lui-même, en personne — extrayait des entrailles de la terre le fruit qu’elle avait mûri et qui pouvait le faire vivre. De ses deux mains, nues, il s’affrontait à la terre, nue, sans que surgisse entre eux une cohorte de services, de réglementations, de statut social, de délégation de pouvoirs, de lois du marché, etc. Et ça lui était revenu souvent, depuis, quand la mission fondamentale intime, et furtive de remplir son estomac, se trouvait assumée par le truchement de gribouillis sur papier, de nettoyage d’assiettes, de manipulation de leviers sur un bulldozer ou de touches sur le clavier d’une machine à calculer.

— Les gens de cette espèce sont très mal équipés pour la survie, disait Philos. Ils se sont adaptés à leur environnement, ce qui, en soi, est une bonne chose du point de vue de la survie. Mais cet environnement est une vaste machine compliquée qui ne permet presque plus aucun des gestes fondamentaux : cueillir un fruit, découvrir et accommoder l’herbe adéquate. Que la machine soit détruite, ou même que l’un de ses rouages essentiels vienne à s’arrêter, et la vie de chacun deviendra une aventure sans espoir en moins de temps qu’il n’en faut pour vider un estomac. Tous les Ledom — quelles que soient leurs spécialités — possèdent les techniques fondamentales de l’agriculture, du bâtiment, du tissage, de la cuisine. Nous savons tous faire du feu, trouver de l’eau et nous débarrasser des ordures ménagères. Ce n’est pas une question de qualifications — personne n’est jamais universel, « qualifié » en tout — mais un analphabète capable de survenir à l’ensemble de ses besoins fondamentaux est mieux armé pour survivre que n’importe quel ingénieur ou travailleur dit « spécialisé », inapte à assembler un toit, semer du blé ou creuser des latrines.

— Je vois… dit Charlie Johns qui comprenait enfin.

— Quoi donc ?

— Tout s’assemble maintenant… Je n’arrivais pas très bien à concilier certains faits, la vie presse-bouton de Celui de la Médecine et la vaisselle de terre cuite faite à la main. Je croyais qu’il y avait des privilégiés…

— Mais ce sont ceux qui travaillent là-bas qui considèrent un repas ici comme un privilège ! (Il utilisait un mot qui signifiait également « une joie, une occasion rare ») Ceux de la Médecine et de la Science sont surtout des lieux de travail — et où le travail requiert parfois tant d’application et de précision qu’il peut être efficace de gagner du temps. Ici, au contraire, il est plus efficace d’utiliser le plus de temps possible. Nous ne dormons pas, nous avons du temps à revendre. Et quel que soit le soin qu’on apporte à une construction, il vient toujours un moment où le travail est achevé.

— Combien de temps les enfants passent-ils à l’école ?

— L’école… heu — Ah, oui, je vois. Non, nous n’avons pas d’écoles.

— Pas d’écoles ? Tu veux dire que c’est inutile pour des gens qui se contentent de savoir planter le blé et construire des demeures artisanales ? Mais vos techniciens ? Vous ne vivez pas éternellement, je suppose. Que se passe-t-il quand l’un d’entre vous… doit être remplacé ? Et les livres — les partitions musicales, tout ce pour quoi l’on apprend à lire et à écrire ? Les mathématiques — les ouvrages de référence…

— À quoi bon ? Nous avons le cérébrostyle.

— Osséon m’en a parlé. Je n’y ai pas compris grand-chose.

— Je n’y comprends pas grand-chose non plus, mais je t’assure que ça fonctionne.

— Alors, vous vous en servez pour enseigner, pour remplacer les écoles ?

— Non. Oui.

Cette réponse fit rire Charlie.

Philos rit aussi avant de dire :

— Ma réponse n’est pas aussi confuse qu’elle en a l’air. Le « non » était destiné à l’idée d’enseignement. Nous n’enseignons pas à nos enfants le genre de savoir qu’on trouve dans les livres. Nous le leur implantons à l’aide du cérébrostyle. C’est rapide — il suffit de choisir le bloc adéquat et d’enfoncer un interrupteur. Les (il utilisa un terme technique, sans équivalent en anglais, signifiant à peu près « cellules mémorielles inutilisées et disponibles »,) et les relais synaptiques qui y conduisent sont localisés et il ne reste plus qu’à « imprimer » dans l’esprit l’information voulue. Cela ne prend que quelques secondes. Puis le bloc peut recevoir un nouveau sujet. Mais l’enseignement, c’est tout de même autre chose. Cette information implantée, si elle fait l’objet du moindre enseignement, c’est de la part de l’esprit même dans lequel elle a été implantée. Je veux dire qu’on peut soi-même réfléchir, passer mentalement en revue l’information ainsi acquise — c’est beaucoup plus rapide que la lecture, au demeurant — soit pendant qu’on se livre à une activité purement manuelle, soit au cours d’une « pause ». Tu te souviens du jeune Ledom que nous avons rencontré avant d’arriver à la maison de Grocide ? De là à parler d’enseignement proprement dit… Enseigner est un art. C’est un art que l’on peut apprendre, tout comme apprendre est un art qui s’apprend. Tout le monde peut essayer — et nous le faisons tous — d’acquérir une certaine compétence en la matière, et ça demande du travail. Mais un véritable enseignant, c’est quelqu’un qui a un talent, un don particulier, comme un grand artiste, un musicien, un sculpteur. Nous tenons l’enseignement et les professeurs en haute estime. Enseigner est un aspect de l’amour, tu sais, ajouta-t-il.