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L’homme rit (mais il rit AVEC lui, pas DE lui, Charlie en eut la certitude) et marchant sur rien, revint vers lui. Quand il fit mine de prendre la main de Charlie, celui-ci la rejeta vivement en arrière. L’homme rit de nouveau, se pencha en avant et frappa vivement, de la paume, la matière invisible qui soutenait ses pieds. Puis il se redressa et tapa du pied.

D’accord, de toute évidence, il était debout sur QUELQUE CHOSE. Charlie se souvint (ça y est, je recommence à me souvenir !) d’une vieille Antillaise qu’il avait vue, un jour, à l’aéroport de San Juan. Dieu sait pourquoi elle avait pris l’avion et elle rencontrait son premier escalator. Tout un manège ! Et de reculer, et de toucher, et d’avancer le pied, et de sursauter, jusqu’à ce que le rude jeune homme qui l’accompagnait se décide à la saisir à bras-le-corps et à la planter en plein dessus. Elle avait agrippé la rampe et n’avait cessé de pousser des hurlements stridents qui se poursuivirent longtemps après qu’elle eut atteint le sommet. Tout du long, ç’avait été des hurlements de rire.

Bon, Charlie Johns ramperait peut-être, mais il ne hurlerait pas. Pâle, les yeux vides, il passa une main à travers le panneau inexistant et frappa là où l’autre avait frappé.

Oui, il y avait bien quelque chose, là, qu’il pouvait sentir.

Rampant sur une main et deux genoux, l’autre main tâtant désespérément devant lui, les yeux réduits à deux fentes, la tête rejetée en arrière, de manière à voir vers l’extérieur mais PAS VERS LE BAS, il franchit le rien-du-tout qui fermait si bien la pièce en direction du rien-du-tout qui l’attendait à l’extérieur.

L’homme, dont il pouvait soudain entendre de nouveau la voix, lui fit en riant signe de s’approcher. Ah non ! Charlie Johns était allé aussi loin qu’il l’entendait et il était bien déterminé à ne plus bouger d’un pouce. Alors, à sa grande horreur, l’homme lui bondit dessus, le saisit à bras-le-corps et, s’emparant de sa main droite, la guida jusqu’à rien, là, dans les airs, à la hauteur de sa ceinture — une main-courante, une rampe, une rambarde, un garde-fou, bon dieu !

Charlie contemplait sa main droite refermée sur ce rien béni qui était quelque chose ; et il s’émerveillait de voir sa chair légèrement aplatie de part et d’autre de la prise, ses articulations blanchies. Il plaça son autre main à côté de la première et regarda en plissant les yeux dans le vent — il y avait une bonne brise — regarda son compagnon qui disait quelque chose dans son idiome chantant et pointait un doigt vers le bas. Charlie baissa les yeux, très circonspect, et retint sa respiration. Oh ! il n’y avait guère plus de soixante-dix mètres — peut-être moins — mais il avait l’impression d’être suspendu à des kilomètres de hauteur. Il déglutit avec peine et adressa un timide hochement de tête à l’autre dont les roucoulades devaient manifestement signifier quelque chose comme « une rude chute, hein ? » Il comprit trop tard que l’homme avait plutôt voulu dire quelque chose du genre de « on y va, vieux ? » Et lui qui avait acquiescé de la tête, bon dieu !

Ils tombèrent comme deux pierres. Charlie poussa un hurlement strident. Ce n’était pas un hurlement de rire.

* * *

En définitive, Le Bon Ton est un bowling, c’est-à-dire qu’il y a les pistes et un bar, comme partout. Mais on y a pas mal ajouté. Prenez les distributeurs de serviettes en papier, par exemple, ils ont de petits frères qui distribuent d’élégants carrés d’ouate cellulosique pour le rouge à lèvres de ces dames. Le bar lui-même s’est vu adjoindre des rideaux rustiques vaporeux et le présentoir à bretzels et œufs durs porte une robe maxi, de même tissu, qui descend jusqu’au plancher. Insensiblement, la serveuse est devenue une hôtesse et les bières en boîte, servies dans leur boîte, ont cédé la place aux pink ladies et, je vous demande pardon, au Punt e Mes avec un doigt d’eau de Selz. Plus de tables de billard ; à l’endroit qu’elles occupaient, une boutique de cadeaux qui s’appelle La Boutique.

C’est ici que sont assises Jeanette et sa voisine, Tillie Smith, devant une crème de menthe frappée bien gagnée (surtout par Tillie qui est devenue, il faut le dire, une joueuse de première force). Et elles vont en venir aux affaires sérieuses de la soirée qui sont précisément les affaires.

— La comptabilité, c’est la comptabilité, dit Jeanette, et la conception, c’est la conception. Alors je me demande bien ce que ce vieux sac-à-bière vient chercher chez les concepteurs. Il n’arrête pas de traîner ses guêtres dans le département.

Tillie aspire une gorgée et passe sur ses lèvres la pointe d’une langue délicate.

— L’ancienneté, laisse-t-elle tomber, comme un maître mot. Son mari « collabore » au service des relations publiques de Cavalier Industries.

Jeanette fronce les sourcils. Son mari « collabore » à l’agence qui gère le budget publicitaire de Cavalier.

— Il n’a aucun pouvoir sur NOUS.

— Oh ! bâille Tillie, dont le mari est un peu plus âgé et, indiscutablement, beaucoup plus déterminé que ne l’est Herb, ces virtuoses de la machine à calculer sont faciles à manipuler, ils ne voient pas plus loin que le bout de leur bilan.

— Ils n’en voient jamais le bout, de leur bilan !

— C’est comme le vieux Trizer qui était chez Cavalier, dit Tillie. Un de ces messieurs — ne me demande pas lequel — voulait un peu plus de place, d’espace vital, dans son bureau, alors il est allé voir le grand Manitou — tu vois, copain-copain, pour rigoler et tout — et il a parié qu’il pouvait gonfler ses notes de frais jusqu’à s’acheter un yacht sans que le vieux Trizer y voie que du feu.

Elle aspira une gorgée de liqueur entre deux éclats de rire cristallins.

— Et qu’est-ce qui s’est passé ? demande Jeanette, suspendue à ses lèvres.

— Eh bien, le vieux Trizer connaissait Smit… euh, ce type, il savait qu’il voulait sa peau, alors quand les super-notes de frais ont commencé à pleuvoir, il s’est mis à les conserver en douce, pour se constituer un mignon parapluie en forme de dossier secret. Mais le type s’y prenait bien, les notes de frais bidon ne tombaient qu’au compte-gouttes et ça a pris du temps. Entre-temps, le grand Manitou recevait bien sûr une copie de chaque note pour que le côté bonne grosse farce soit bien respecté. Ce qui fait que lorsque la bombe du vieux Trizer a été prête et qu’il était sur le point de la balancer sur la tête du type en question, le patron ne riait plus du tout. Le vieux Trizer s’est retrouvé balancé dans un bureau du quinzième sous-sol où son ancienneté n’ennuie plus que lui-même ! Et voilà comment le vieux Trizer s’est fait piéger.

— En beauté, dit Jeanette.

Tillie rit encore :

— Tu fais de la publicité pour une nouvelle ligne ?

— Oh… pas moi ! réplique Jeanette du tac au tac parce qu’elle n’a compris qu’avec une fraction de seconde de retard. Mais Herb, oui, il a pensé à ça pour une nouvelle présentation des produits de l’Aréol, c’est lui qui gère leur nouveau budget. Sois gentille : motus et bouche cousue !

Entre-temps, elle passera le tuyau à Herb en poussant un peu à la roue : « remue-toi donc, petit père ! »

* * *

Ils avaient atterri sur un gazon élastique, Charlie les genoux en coton, soutenu par son compagnon qui l’avait entouré de ses bras. Charlie se secoua, se redressa et, quand il s’en sentit capable, leva les yeux. Il fut pris d’un frisson si violent que les bras qui le soutenaient resserrèrent leur étreinte. Au prix d’un immense effort, il sourit et repoussa son compagnon.