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— Sans doute.

— La réponse à ta question c’est qu’ici aucun opprobre ne s’attache à ces gestes, à ces actes. Et il n’existe aucune forme de « réglementation ». Ce qui se produit, tout ce qui se produit est l’expression d’une affection mutuelle et, s’il n’y a pas d’affection mutuelle, rien ne se produit.

— Et les jeunes ?

— Eh bien quoi les jeunes ?

— Ben… les gosses, tu vois ? L’expérience, tout ça…

Philos éclata de son grand rire ouvert.

— Question : quand sont-ils en âge de le faire ? Réponse : quand ils sont en âge de le faire. Quant à l’expérience, si tu l’entends au sens « scientifique » pourquoi diable se fatigueraient-ils à reconstituer des expériences, à reproduire « expérimentalement », un spectacle qui leur est offert aussi quotidiennement et sans problème que tous les autres ?

Charlie éprouva quelque difficulté à avaler sa salive. Là, il n’était plus question du tout de digérer. Ça lui restait sur l’estomac, point final. Ce fut presque sur un ton plaintif qu’il poursuivit son enquête.

— Et… heu… Les accidents ? Les enfants non voulus ?

Philos s’arrêta net, se tourna pour lui faire face et le dévisagea. Son visage sombre passa par toute une série d’expressions dont la succession était presque comique : choc, ébahissement, incrédulité, étonnement, interrogation (« Tu plaisantes ? Tu as dit cela sé-ri-eu-se-ment ? »). Pour finir, et de façon vraiment inattendue, il prit l’air coupable :

— Je suis désolé, Charlie, je te prie de m’excuser. Je ne pensais pas que tu puisses me choquer, mais c’est ce que tu viens de faire. Avec la quantité de recherches que je me suis imposées, je n’aurais pas cru cela possible. Je me croyais paré et voilà ! Je n’aurais jamais cru, jamais, que je me trouverais un jour, ici, à Ledom, obligé de me fourrer dans la tête le concept d’enfant non voulu !

— Je suis navré, Philos, je ne voulais pas…

— Non, non, c’est moi qui suis navré. Je suis surpris de m’être laissé choquer et navré de l’avoir montré.

C’est alors que, du fond d’un verger, Grocide les héla. Et Philos s’enquit :

— Tu as soif ? Ils prirent la direction de la ferme blanche. Ils furent heureux de pouvoir, fut-ce un court moment, détourner leur attention l’un de l’autre. Et Charlie sortit pour aller contempler encore une fois la statue de céramique.

* * *

Debout dans la clarté de la lune, Herb regarde sa fille. Il s’est glissé hors du lit et il est venu dans la chambre de l’enfant parce qu’il a déjà constaté qu’il faisait bon y être, dans la détresse, dans l’incertitude ou le désarroi. Quand on se penche, en retenant son souffle, sur les paupières closes d’une enfant endormie, baignée par la lumière de la lune, il n’y a plus de place en soi pour la violence ou le doute.

Son malaise a commencé trois jours auparavant, quand son voisin Smith, furieux et sans réfléchir, a laissé tomber cette remarque amère par-dessus le mur mitoyen, au fond du jardin. Sur le coup, il a eu l’impression que la phrase se dissipait rapidement, comme une mauvaise odeur. Ils avaient bavardé un moment, d’abord de politique, puis de choses et d’autres — sans importance apparente. Mais depuis lors, tout se passe comme s’il avait emporté cette remarque avec lui ; comme si Smitty, infecté de quelque parasite ignoble, s’en était débarrassé en l’introduisant dans sa propre chair à lui, Herb.

Ça lui colle après maintenant et il n’arrive pas à s’en débarrasser.

Les hommes sortent tous d’un sale con.

Herb dissocie cette remarque de Smith, un homme qui a ses ennuis, comme tout le monde, et une histoire particulière dont il n’est pas entièrement responsable. Non, c’est une question bien plus vaste qui préoccupe Herb Raile. Il se demande ce qu’il est advenu à l’humanité, depuis qu’elle s’est décidée à descendre des arbres, dans tout ce qu’elle a pu faire ou être, pour qu’il soit possible — même à un seul homme — de dire — même une seule fois — une chose aussi ignoble.

Et si c’était plus qu’une simple plaisanterie obscène… Si c’était vrai, ou presque vrai ?

Est-ce cela la souillure indélébile du péché originel ? Le dégoût qu’éprouvent les hommes pour les femmes à cause de quoi tant d’hommes traitent les femmes avec un tel mépris ? Est-ce pour cette raison qu’il est si facile de démontrer que les Don Juan, les viveurs, quel que soit leur appétit de femmes, ne les recherchent bien souvent que pour arriver à savoir combien ils pourront en punir ? Est-ce en comprenant soudain cela que l’homme normal, après une période banalement freudienne de fixation sur la mère, se met en général à la haïr ?

À partir de quel moment les hommes se sont-ils mis à juger la féminité méprisable ? À décréter les menstrues sales, à pratiquer — jusqu’à aujourd’hui — dans leurs lieux de culte, des cérémonies de purification post-natale ?

« Parce que, moi, je ne suis pas de cet avis, pas du tout dit-il en silence et avec dévotion. J’aime Jeanette parce qu’elle est une femme. Et je l’aime tout entière. »

Dans son sommeil, Karen pousse un soupir heureux. Alors la terreur, la colère et l’indignation croulent et s’éloignent, il se penche au-dessus de Karen, et il sourit, et il s’enfle de tendresse.

Personne, songe-t-il, ne s’est jamais avisé d’écrire quoi que ce soit sur l’amour paternel. L’amour maternel, alors là, oui, d’accord. C’est l’expression magique de la main de Dieu ou un truc de ce genre, ou alors l’activité de certaines glandes aveugles. Tout ça dépend de celui qui en parle. Mais l’amour paternel — Une drôle de bizarrerie, un pas commun machin, l’amour paternel. Il a vu un type pacifique et calme et civilisé et tout devenir une véritable brute écumante, un jour, parce qu’on avait « touché à son gosse »… De sa propre expérience, il a appris que ça diffuse, l’amour paternel, c’est un truc qui a tendance à se répandre, à s’étaler, à affecter peu à peu vos relations avec l’ensemble des gosses, tous… D’où est-ce que ça peut bien venir aux hommes ? Le petit n’habite jamais leur abdomen, ne pousse pas dans — ne se nourrit pas sur leur corps… L’amour maternel, on comprend : le bébé pousse sur (et à partir de) la chair de la mère, comme un nez. Mais le père ? Il faut déjà un rude concours de circonstances ultra-spéciales pour qu’un père se souvienne des deux ou trois secondes, du spasme furtif qui a fait le boulot, alors, tiens !

Pourquoi est-ce qu’il ne viendrait jamais à l’idée de personne de dire que l’humanité est un ramassis de sales bites parce que c’est de là que nous sortons tous ? Non mais franchement, personne ne dirait jamais, jamais, un truc pareil — sans blague.

Et voici pourquoi : l’homme est supérieur. L’homme — l’humanité (oui, oui, les bonnes femmes n’ont pas tardé à s’y mettre aussi !) contient ce besoin dévorant, ce truc pervers, bien enraciné, le besoin de se sentir supérieure. Bien sûr, ça ne devrait pas gêner la minuscule minorité de gens vraiment supérieurs, mais en revanche, qu’est-ce que ça tarabuste la majorité régnante, qui ne l’est pas le moins du monde, elle, supérieure ! S’il vous est vraiment impossible d’exceller en quoi que ce soit, la seule façon qui vous reste de prouver que vous êtes supérieur, c’est de transformer quelqu’un en inférieur. C’est ce besoin dévastateur de l’humanité qui, depuis la préhistoire, a conduit l’homme à manger la soupe sur la tête de son voisin, les nations à asservir d’autres nations, les races à piétiner les autres races. Mais c’est aussi ce que les hommes n’ont cessé de faire aux femmes.