Tous ces exemples sont assez grossiers et choisis parmi les extrêmes dans le seul but d’illustrer ce que j’ai à dire. On a compté un grand nombre de femmes athlètes, ou d’athlètes femmes, capables de battre la plupart des hommes à la course, au saut ou à la lutte, et qui n’en étaient pas moins de « vraies » femmes et bien des hommes capables de dessiner et concevoir des vêtements — un métier de femme traditionnellement — mieux qu’aucune femme : ils n’en méritaient pas moins le qualificatif de « vrais » hommes. Car si nous abordons ce qu’on pourrait appeler, en gros, les différences culturelles entre les sexes, la subtilité, pour ne pas dire la minceur, de la distinction entre les sexes devient évidente. Que voyons-nous ?
Les femmes ont les cheveux longs. Mais les Sikhs, considérés comme les guerriers les plus farouches et les plus redoutables de la terre ont, eux aussi, les cheveux longs. Et les chevaliers du dix-huitième siècle ne portaient pas seulement les cheveux longs ; mais des brocards, des rubans, des jabots de dentelle. Les femmes portent des robes ou des jupes. Mais que font l’Ecossais en kilt, l’evzone grec, le Chinois, le Polynésien, que rien ne nous autorise à juger « efféminés » ?
Si l’on passe objectivement en revue l’histoire de l’humanité, on y trouvera de tels exemples en nombre astronomique. En changeant de lieux, et, en n’importe quel lieu, en changeant d’époque, on voit les limites des domaines « masculins » et « féminins » fluctuer à l’infini, se mêler, se perdre, se confondre pour se séparer de nouveau… Avant ce que vous avez appelé la Première Guerre mondiale, la cigarette et la montre-bracelet étaient indiscutablement des attributs féminins… Vingt ans plus tard, tous les hommes les adoptaient. Débarquant aux États-Unis, les paysans d’Europe centrale étaient profondément choqués de voir des fermiers américains traire les vaches ou nourrir la basse-cour, tâches traditionnellement réservées aux femmes dans leur pays d’origine.
On voit donc sans peine que les « attributs » sexuels ne sont rien en eux-mêmes puisque, selon les époques, ils peuvent appartenir à un sexe, puis à l’autre, puis aux deux, puis ni à l’un ni à l’autre. Autrement dit, ce n’est pas la jupe qui fait la femme, cette entité sociale. C’est la jupe plus une attitude sociale déterminée.
Mais à travers toute l’histoire et pratiquement dans toutes les cultures, il a effectivement toujours existé un « domaine masculin » et un « domaine féminin » bien distincts, les différences entre les deux ayant souvent fait l’objet d’une exploitation fantastique, parfois même carrément répugnante.
Pourquoi ?
Commençons par nous débarrasser de l’explication facile (mais facile aussi à contredire) selon laquelle dans une société primitive, reposant principalement sur la pêche et la chasse, le sexe le plus faible, le plus lent, souvent entravé par les enfants, nés ou à naître, et qu’il fallait nourrir souvent, n’est pas aussi apte à la chasse et au combat que l’autre sexe, au pied léger, au muscle dur… Pour commencer, rien ne prouve que la femme primitive était beaucoup plus petite, plus lente et plus faible que son compagnon. Peut-être cette théorie confond-elle cause et effet et pour peu qu’une autre force ne soit intervenue dans l’évolution, exigeant un tel développement, s’arrangeant peut-être même pour l’obtenir par la sélection, on aurait vu les femmes jeunes, sans enfants, se joindre aux hommes les plus aptes à la chasse, tandis que les hommes les plus lents et les plus faibles seraient restés au campement pour aider les femmes enceintes et les mères à s’occuper des enfants. On sait d’ailleurs que cela s’est bel et bien produit, sinon dans la majorité des cas, du moins assez souvent.
La différence existait — c’est un fait entendu. Mais elle a été exploitée. C’est une différence qui a continué d’exister longtemps, longtemps après qu’il eut cessé d’être question de chasser ou, d’ailleurs, de nourrir au sein les enfants. L’humanité y a tenu, elle en a fait un article de foi. Et la question se repose :
Pourquoi ?
On dirait bien qu’il existe réellement une force qui exagère et exploite cette différence. Isolée, elle apparaît comme une pulsion déplorable, voire effrayante.
Car l’humanité ressent profondément et désespérément le besoin d’être supérieur. Dans tout groupe, il y a toujours des gens qui le sont réellement… Mais on voit bien que quels que soient les critères que se donne un groupe — culture, nation, profession — les gens supérieurs sont à l’évidence peu nombreux et la masse, elle, n’est pas supérieure.
Mais c’est la volonté de la masse qui dicte les mœurs, quand bien même les changements seraient, à l’origine, l’œuvre d’individus ou de minorités. Individus et minorités l’ont d’ailleurs souvent payé de leur vie. Et si telle unité de la masse éprouve réellement le besoin de se sentir supérieure, elle en trouvera forcément le moyen. Cette terrible pulsion s’est exprimée de bien des manières à travers l’histoire : asservissement, génocide, xénophobie, snobisme, préjugés raciaux et discrimination sexuelle. Prenons un homme qui, parmi ses compagnons, n’est clairement supérieur en rien. S’il ne trouve aucun moyen, aucune activité, qui lui permette d’accéder à la supériorité, il deviendra vite enragé. Il se tournera contre plus faible que lui, pour le rendre inférieur. La personne la plus indiquée, la mieux placée, pour subir cette indignité inexcusable est la femme.
Il ne pourrait jamais faire une chose pareille à quelqu’un qu’il aimerait.
Si l’amour l’avait empêché d’insulter cette autre moitié de lui-même, si proche, si peu différente de lui, il n’aurait pas pu non plus maltraiter d’autres hommes. Sans cette force, en lui, il n’aurait jamais fait la guerre, ni persécuté, ni, dans sa quête de la supériorité, menti, triché, assassiné et volé. On peut soutenir que cette nécessité de se sentir supérieur a donné à l’homme toute sa force, tout son élan et l’a conduit, par la guerre et les tueries, jusqu’à des sommets. Mais on peut concevoir que, sans ce besoin, il se serait tourné vers la conquête de son environnement et l’étude de sa propre nature, ce qui lui aurait valu la vie, au lieu de l’extinction…
Et, bizarrement, l’homme a toujours voulu aimer. Jusqu’à la fin, il a gardé des expressions idiomatiques comme « aimer » la musique, une couleur, les mathématiques, tel ou tel aliment. Sans compter les sublimations de l’amour qui, en dehors de toute paresse linguistique, ne peuvent guère être considérées comme relevant de la sexualité. « J’aime mon honneur plus que la vie… » « Dieu aimait tant le monde qu’il lui a donné son fils unique. » Quant à l’amour sexuel, c’est bien de l’amour aussi, mais dans le même sens que la justice, la pitié, la tolérance, le pardon et, quand elle n’est pas auto-gratification, la générosité.
Le christianisme, à ses débuts, a été un mouvement d’amour, la moindre fréquentation du Nouveau Testament suffirait à en convaincre les plus bornés. Mais ce qu’on ignore, en général, tant la connaissance du christianisme primitif fut considérée comme nocive et étouffée, c’est qu’à ses débuts, le christianisme fut une religion théoleptique, c’est-à-dire que les fidèles y participaient dans l’espoir d’atteindre une véritable expérience religieuse, le contact avec Dieu, ou théolepsie. Nombre de chrétiens primitifs parvenaient effectivement à cet état, et très souvent. Par la suite, l’expérience resta possible mais devint beaucoup moins courante. Tous ceux qui parvinrent une fois à être ainsi saisis par Dieu, ne cessèrent plus jamais, par la suite, de chercher à renouveler l’expérience. Visité par Dieu, le croyant se trouvait profondément changé, une fois pour toutes, habité d’une espèce de bonheur intense dont les effets permanents rendaient possible l’impavidité avec laquelle il supportait ensuite les plus graves sévices, les pires tortures, et mourait heureux, libéré de toute frayeur.