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Herb vient dire bonne nuit aux enfants. Il s’agenouille sur le sol près du lit de Karen. Davy le regarde faire. Herb berce Karen dans ses bras. Il lui chatouille le ventre jusqu’à ce qu’elle s’étrangle de rire avec de minuscules cris de souris, il l’embrasse dans le cou et lui mord le lobe de l’oreille. Davy regarde, les yeux écarquillés. Herb couvre la tête de Karen avec la couverture et se précipite dans une cachette de sorte que, lorsqu’elle parvient à retirer la couverture, il a disparu. Elle le cherche des yeux, il se montre, elle rit. Il l’embrasse encore, arrange ses draps et ses couvertures, se penche sur elle et lui murmure à l’oreille :

— Il t’aime, ton papa, il t’aime, il t’aime, il t’aime ! Puis il lui souhaite une bonne nuit, se tourne vers Davy qui les regarde toujours, très sérieux.

Il tend sa main droite. Davy la prend. Herb secoue la menotte de son fils.

— Bonsoir, mon gars, qu’il dit.

Il lâche la petite main.

— Bonsoir papa, fait le gamin, sans regarder Herb. Herb éteint la lumière et sort. Davy se glisse hors de son lit, emportant son oreiller. Il traverse la pièce, brandit l’oreiller et l’abat aussi violemment qu’il peut sur le visage de sa petite sœur.

— Je n’arrive pas, dit Herb beaucoup plus tard, quand toutes les larmes ont séché, quand toutes les récriminations ont cessé, à comprendre comment et pourquoi il a pu faire une chose pareille !

* * *

Nous, les Ledom, nous renonçons au passé.

Nous, les Ledom (poursuivit le cérébrostyle) nous abandonnons le passé à jamais, et tous les produits du passé, à l’exception de l’essence même de l’humanité.

Les circonstances très spéciales qui ont présidé à notre naissance nous le permettent. Nous sommes originaires d’une montagne sans nom et, en tant qu’espèce, nous sommes uniques. Comme toutes les espèces, nous ne faisons que passer, mais c’est ce passage que nous respectons le plus. Le passage est dynamique, mouvement, changement, évolution, mutation, le passage est la vie même.

Parmi les circonstances particulières qui ont présidé à notre naissance, il s’en trouve une particulièrement heureuse : le gêne ne contient pas de doctrine. Qu’homo sap. en ait eu l’intelligence (il en avait le pouvoir) et il aurait pu se débarrasser de tous les poisons et vaincre tous les dangers en élevant une génération propre et saine. S’il en avait eu le désir (il en avait et l’intelligence et le pouvoir) il aurait pu établir une religion théoleptique et une culture en harmonie avec cette religion, il aurait alors produit à temps cette génération nouvelle.

Homo sap. prétendait être à la recherche de la formule qui mettrait un terme à tous ses maux. Cette formule, la voici : une religion théoleptique et une culture adéquate. Les apôtres l’avaient découvert. Avant eux, les Grecs l’avaient découvert, et avant les Grecs les habitants de Minos. Depuis, les Cathares l’avaient redécouvert, et les Quakers. Sans parler de l’Orient et de l’Afrique… Mais à chaque fois, ce fut l’échec, en dehors du cercle plus ou moins restreint de ceux qui étaient directement touchés. Les hommes de pouvoir, ceux qui gouvernent les hommes, découvrent que ce genre de religion n’a que faire d’une doctrine. Or, sans doctrine, sans prêtre, sans interprète, sans officiant, pas de pouvoir, c’est-à-dire pas de supériorité sur les hommes. Ces religions n’apportent donc rien de précieux…

Si ce n’est la connaissance de l’âme et de la vie éternelle.

Les peuples dominés par le Père, qui fondent des cultures à dominante paternelle, ont des religions paternelles : une divinité mâle, des écritures qui font autorité, un gouvernement central puissant, une grande intolérance vis-à-vis de l’esprit de curiosité et de recherche, une attitude sexuelle répressive, un conservatisme profond (car il n’est pas question de détruire ce que le Père a bâti), une démarcation rigide entre les sexes (vêtement et conduite) et une profonde horreur de l’homosexualité.

Les peuples dominés par la Mère, qui fondent des cultures à dominante maternelle, ont des religions maternelles : une divinité femelle, servie par des prêtresses, un gouvernement libéral, nourricier des masses et protecteur des faibles, une grande propension à la pensée expérimentale, une attitude sexuelle permissive, une définition assez vague de la frontière entre les sexes et une terreur de l’inceste.

Le patriarcat cherche toujours à imposer sa domination aux autres nations et cultures. Le matriarcat, non. C’est pourquoi le premier tend peu à peu à l’emporter, à s’universaliser, avec des à-coups et des révoltes de l’autre tendance, qui finit par disparaître. Il n’y a pas d’évolution, de progrès, mais un mouvement pendulaire qui va en rétrécissant.

Les tenants du Père s’empoisonnent eux-mêmes. Les tenants de la Mère ont tendance à entrer en décadence, ce qui est une autre forme d’empoisonnement. Il arrive que l’on rencontre une personne qui a su balancer chez elle les deux influences, celle de son père et celle de sa mère, et qui prend ce qu’il y avait de meilleur chez l’un et chez l’autre. Mais, d’ordinaire, les gens tombent dans l’une ou l’autre des catégories. Car l’équilibre est précaire…

Sauf pour nous.

Nous sommes libéraux en art, en recherche technique, et, de manière générale, en ce qui concerne toutes les formes d’expression. Nous sommes inébranlablement conservateurs dans certains domaines, comme notre conviction profonde qu’aucun d’entre nous ne devra jamais se détacher de la terre et des travaux manuels. Nous élevons des enfants qui n’imiteront ni l’image du père ni celle de la mère mais seront des parents, et notre divinité est l’Enfant. Nous renonçons à tous les produits du passé à l’exception de nous-mêmes, bien que nous sachions y perdre beaucoup de beauté. Mais c’est le prix qu’il faut payer, cette quarantaine est garante de notre santé. C’est le mur qu’il nous a fallu ériger entre nous et la main morte. C’est notre unique tabou et la seule chose que nous ait imposée ceux qui nous ont mis au monde.

Car, tout comme homo sap., nous sommes nés de la terre et des créatures de la terre ; nous sommes issus d’une race à moitié animal et à moitié sauvage, nous sommes issus d’homo sap. Comme lui, nous ignorons le nom de ceux dont nous dérivons, encore que, comme lui aussi, nous connaissions de bien fortes probabilités. Nos parents humains nous ont bâti un nid, et ont pris soin de nous jusqu’à ce que nous sachions voler de nos propres ailes. Mais ils ne se sont pas fait connaître parce qu’au contraire de la plupart des hommes, ils se connaissaient et refusaient donc d’être révérés. Et personne d’autre qu’eux et les mères ne nous connaissait, personne ne savait que nous existions, et que nous étions quelque chose de nouveau sur la terre. Ils ne voulaient pas apprendre notre existence à homo sap., parce que nous étions différents et que, comme tous les animaux qui vivent en colonies, en troupeaux ou en ruches, homo sap., au plus sombre de son cœur, est convaincu que ce qui est différent est par définition dangereux et doit être exterminé. Surtout si vous lui ressemblez plus ou moins (horrible le gorille, méprisable le babouin !), par-dessus tout si vous pouvez le dominer à quelque égard que ce soit, maître des techniques ou des appareils meilleurs que les siens (tu te souviens de la réaction que suscita le premier Spoutnik, Charlie ?) Et plus encore, totalement et irrémédiablement si vos activités sexuelles n’entrent pas dans le cadre arbitraire des normes établies. Car telle est la clé de tous les délires — de l’outrage à l’envie. Dans une société anthropophage, il est immoral de ne pas manger de la chair humaine.