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« J’en étais arrivé à peu près où tu en es toi-même dans l’étude d’homo sap. et de Ledom, mais avec beaucoup plus de détails. Nous n’étions mariés que depuis peu, Froure et moi, et je devais m’isoler pendant de longues périodes. Je me dis qu’il serait agréable pour Froure et moi de faire une longue promenade, sans nous presser, pour bavarder un peu, être ensemble. Nous étions enceints, tous les deux… Nous nous sommes assis, ici… et… et le… (Philos déglutit et reprit sa phrase au début) Le sol s’est ouvert. C’est la seule description que je puisse faire de ce qui s’est passé. Froure a été englouti, j’ai bondi…

— Je suis désolé, dit machinalement Charlie.

— Quatre jours plus tard, ils m’ont dégagé. Ils n’ont jamais retrouvé Froure. J’avais perdu mes deux bébés. Les seuls que j’aurai jamais, je suppose…

— Mais tu pourrais sûrement…

Philos interrompit la chaleureuse protestation.

— Mais je ne voudrais sûrement pas. (Il se moquait gravement, de Charlie et de lui-même. Redevenu sérieux, il ajouta :) Je t’aime bien, Charlie Johns, et j’ai confiance en toi. J’aimerais te montrer pourquoi il est parfaitement impossible que je me remarie, mais il faut d’abord que tu me promettes le secret AB-SO-LU.

— Bien sûr !

Philos le regarda solennellement pendant un long moment, puis il joignit les mains. Le champ-miroir fit son apparition. Déposant l’anneau toujours en fonctionnement sur le sol, il recula d’un pas et tira vigoureusement sur le rebord d’une roche plate. Elle bascula, démasquant un trou sombre, l’entrée de quelque tunnel. La surface parfaite du miroir, reflétant un gros rocher, constituait un camouflage sans faille contre toute intrusion intempestive. Philos se laissa tomber dans le trou et fit signe à Charlie de le suivre. Il disparut.

Éberlué, Charlie lui emboîta le pas.

* * *

Trente personnes dans le living, on est un tout petit peu à l’étroit. Mais enfin c’est à la bonne américanette, en toute amitié, et personne ne se plaindrait d’avoir à s’asseoir par terre. Le pasteur est un type bien. C’est un type bien, songe Herb, dans tous les sens de cette expression. Quand le Révérend Bill Flester était aumônier militaire, il est sûr que c’était exactement ce que disait son Église, les huiles et les bidasses. Flester a des yeux clairs et des dents en parfait état. Un visage jeune et énergique, taillé à la serpe sous une brosse gris-acier. Il est vêtu sobrement, mais rien de funèbre non plus, et sa cravate ficelle, ses revers étroits, parlent la même langue que lui. Il a commencé par citer une phrase, comme on commence un sermon par tel verset de la Bible, mais sa phrase n’avait rien de biblique, plutôt un slogan à la Madison Avenue : « Il y a toujours moyen, il suffit de réfléchir. » Tous les voisins écoutent intensément. Jeanette regarde les dents. Tillie regarde les épaules, qui sont larges, et la brosse gris acier. Smitty, perché à l’extrémité d’une table basse, plié en huit, tire du pouce et de l’index sur sa lèvre inférieure ce qui, chez lui, signifie : « Ce mec-là a quelque chose à dire, et il le dit bien. »

— Voyons nos amis juifs, dit Flester, sur un ton vaguement approbateur, ils ont construit ce très joli temple, dans Forsythia Drive et, de l’autre côté du lotissement, nos amis catholiques ont élevé une jolie petite église de briques. Or, quelques lectures et pas mal de kilomètres à pied m’ont permis de parvenir à la conclusion qu’il n’existe pas moins de vingt-deux églises protestantes dans un rayon de quinze kilomètres. Les gens d’ici en fréquentent dix-huit, et quinze au moins sont représentées par des fidèles ici même. Or personne ne va construire vingt-deux, dix-huit, ni même quinze églises protestantes différentes dans un lieu comme celui-ci. Dans l’enseignement, tout comme dans l’épicerie, on sait quoi faire devant un tel éparpillement : on centralise.

« Il me semble que nous pourrions nous inspirer un peu de leur expérience. Après tout, comme toute entreprise, une église doit se préoccuper d’efficacité, de rendement et de coûts. À situation nouvelle, solution nouvelle, comme les banques drive-in, où l’on peut rentrer au volant de sa voiture, ou le système de vente par télévision, dont on parlait dans les journaux de dimanche. Nous sommes tous protestants et tous, nous voulons pouvoir aller au temple dans le voisinage immédiat. La seule chose qui semble faire obstacle, c’est une question de doctrine. Bien des gens prennent la doctrine terriblement au sérieux et il serait vain de nous dissimuler qu’il y a déjà eu bien des querelles à cause de cela.

« L’œcuménisme a cependant beaucoup progressé. Moi je cède là-dessus et toi là-dessus et nos positions se rapprochent. Mais des tas de gens estiment qu’ils se rapprochent les uns des autres au prix de pertes irrémédiables. C’est pourquoi bien des gens disent : un compromis, c’est quand tout le monde perd quelque chose. Loin de nous l’idée d’imposer une chose pareille ici !

« Sauf leur respect, je pense qu’il y a des gens qui prennent les choses par le mauvais bout. Il doit bien exister une façon de se rapprocher dans laquelle personne ne perde rien. Et à laquelle tout le monde gagne quelque chose. Il y a toujours moyen. Il suffit de réfléchir.

« Or, voici le résultat de mes réflexions, et je ne m’en glorifie pas le moins du monde parce que n’importe lequel d’entre vous serait certainement parvenu à la même conclusion s’il y avait réfléchi autant que moi. Je pense que nous devrions organiser une réunion au sommet des fidèles de toutes les églises, on pourrait appeler ça un groupe de direction, ou de gestion, et je pense que nous devrions lancer l’idée d’une petite église unique pour nous tous. Mais plutôt que de nous disputer à perte de vue sur la marque à choisir, garnissons nos placards de toutes les marques possibles ! La meilleure qualité possible. Ce sera le supermarché de Dieu, et tous les rayons auront quelque chose à offrir à tel ou tel d’entre nous. Entrez ! Choisissez ce qui vous convient !

« Prenons un exemple ! Si l’une d’entre vous, mesdames, est restée toute sa vie fidèle aux produits Liebig, je ne voudrais pas qu’elle en fasse un secret ! Je ne voudrais pas avoir à engager un petit gars chargé d’arracher toutes les étiquettes. Je ne voudrais pas que vous renonciez à cette marque ni que vous cessiez de dire à toutes vos copines que vous pensez que c’est la meilleure. Et il n’y aura aucun problème entre vous et la direction du supermarché, parce que Liebig sera là, en bonne place, sur les rayons, mais il n’y aura pas non plus de querelle entre les clients, parce que les autres marques seront là aussi, sur le même genre de rayons, avec un bon éclairage et la même quantité de publicité.

« Si nous pouvons proposer cela à toutes les directions — disons aux distributeurs, pour garder notre image — je ne pense pas qu’ils puissent refuser. Pour eux, il s’agit seulement d’un supplément de distribution qui ne remet pas en question la fidélité de leur clientèle.

« Personne n’a besoin de se passer de ce dont il a besoin ! C’est ça l’américanisme ! Si vous voulez que vos petits soient baptisés par immersion, nous ferons construire une piscine, ou des fonts baptismaux d’une taille appropriée. Vous voulez des cierges sur l’autel ? Parfait ! Dieu a fait le dimanche assez long pour qu’il puisse y avoir un service avec cierge et un service sans ! Les candélabres seront escamotables. Peintures, motifs décoratifs ? Montons-les sur charnières de sorte qu’ils soient transformables, modifiables, interchangeables.

« Je ne vous donnerai pas plus de détails. Après tout, c’est votre église et nous la construirons comme vous l’entendez. Tant que nous nous laisserons guider par l’idée de service, c’est-à-dire tant que nous nous garderons d’offenser qui que ce soit. Il y a plus de ressemblances que de différences entre les diverses façons d’adorer Dieu et il est plus que temps de nous décider à suivre le grand courant de la vie américaine qui débouche sur le self-service de la meilleure qualité possible, avec tout l’espace nécessaire pour se garer et un terrain de jeu décent pour les petits enfants !