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Charlie et Soutine se retrouvèrent emmêlés sur le sol capitonné. Ils se tinrent immobiles un moment, puis Charlie se leva. Voyant que la jeune fille tremblait, il s’agenouilla près d’elle.

— Je voulais… leur dire adieu, souffla-t-elle.

— Tout ira bien, il tentait d’être apaisant. (Il lui caressa les cheveux. Tout à coup — était-ce une réaction de défense ? — il éclata de rire.) Regarde-nous !

Ce qu’elle fit, tournant vers lui ses yeux effrayés mais attentifs. Il dit :

— J’étais en train de me demander de quoi nous aurons l’air, tous les deux, en costume de carnaval, dans mon escalier !

Elle tira sur son col empesé, sur le bas de sa tunique.

— Je ne saurai jamais quoi faire. Je suis tellement… (Elle caressa la soie de son sporran.) Même ça, dit-elle du ton de la confession désespérée, n’est pas réel, je n’ai jamais… Tu crois que les gens le sauront, là où nous allons ?

Il cessa aussitôt de rire.

— Jamais. Ils ne le sauront jamais.

Il avait parlé d’une voix égale.

— J’ai tellement peur…

— Tu n’auras plus jamais besoin d’avoir peur, lui dit-il.

Et moi non plus, songea-t-il. Philos n’aurait pas voulu la renvoyer vers l’époque précise où l’humanité mettrait le feu aux poudres… Et… pourquoi pas ? N’aurait-il pas jugé que cela valait le coup de lui assurer seulement une année, un mois, au milieu de ceux de son espèce, même si elle devait périr avec eux ?

Il aurait aimé pouvoir interroger Philos.

Elle dit : — Combien de temps cela va-t-il prendre ?

Il jeta un coup d’œil à la ligne de l’épaisseur d’un cheveu qui marquait le contour de la porte.

— Je n’en sais rien. Osséon a dit que c’était instantané — du côté ledom. J’imagine, ajouta-t-il, que la porte ne s’ouvrirait pas pendant… (Il ne sut que dire : « le fonctionnement », « la marche », « le voyage » ? Tous les mots semblaient inappropriés.) Si la porte est déverrouillée, c’est que nous sommes arrivés.

— Tu vas essayer ?

— Bien sûr, dit Charlie.

Il ne s’en approcha pas, n’osa même pas la regarder.

— N’aie pas peur, lui dit-elle.

Il fit demi-tour et ouvrit la porte.

* * *

— Dieu bénisse Papa, Moman, et Grandmanman Sally, et Grandmanman Félix et même Davy, psalmodie Karen sur un air plus karénien que grégorien. Et pis…

— Vas-y, ma chérie, quoi encore ?

— Mmmm. Et pis Dieu bénisse Dieu, Amen.

— C’est très gentil, ça, ma chérie. Mais… pourquoi ?

— Ben… ze demande à Dieu qu’y bénisse tous ceux qui m’aiment…

* * *

Charlie Johns ouvrit la porte dans un grand éclat de lumière, un grand éclat argenté, un grand éclat provenant d’un ciel métallique, immobile, éternel, emplissant tout l’horizon sur lequel se détachait la silhouette de Celui de la Médecine.

— Tu as oublié quelque chose, dit une voix.

C’était Mielwiss.

Derrière Charlie, dans son dos, un bruit étranglé. Sans se retourner, les dents serrées, il lance :

— Ne bouge pas ! Reste où tu es.

Aussitôt, Soutine le bouscule, sort en courant de la machine, passe devant les commandes, devant Mielwiss, devant Grocide, devant Nassiv, devant Osséon qui, tous, la regardent fixement se jeter à terre à côté de Philos et Froure, qui sont allongés, étendus, qui gisent là, plutôt, les mains posées à plat sur l’abdomen, les pieds trop détendus…

Pendant quelques instants, on n’entend rien que les soupirs et la respiration haletante de Soutine.

— Si vous les avez tués, dit Charlie, vous avez en outre tué leur enfant.

Personne n’émet le moindre commentaire, jusqu’à ce que Nassiv baisse les yeux, une façon de répondre. Mielwiss dit d’une voix douce :

— Eh bien ?

Charlie comprend qu’il fait allusion à sa première remarque.

— Je n’ai rien oublié du tout. J’avais chargé Philos de vous faire un rapport. Dans la mesure où j’ai promis quoi que ce soit, j’ai tenu mes promesses.

— Philos n’est pas en état de rapporter quoi que ce soit.

— C’est votre faute. Et votre promesse à vous ?

— Nous tenons nos promesses.

— Alors, pas de temps à perdre.

— Nous voulons d’abord connaître tes réactions à Ledom.

Que me reste-t-il à perdre ? songe-t-il. Mais rien, en lui, ne s’apaise ni ne s’adoucit. Les yeux réduits à l’état de fentes, il dit à voix basse et posée :

— Vous êtes le plus pourri ramassis de pervers qui ait jamais eu le bon sens de vivre cachés dans un trou comme des rats.

Une espèce de frisson les parcourt tous. Puis :

— Qu’est-ce qui t’a fait changer, Charlie Johns ? Il y a quelques heures, tu pensais grand bien de nous. Que s’est-il passé ?

— La vérité.

— Quelle vérité ?

— Il n’y a pas de mutation.

— Le fait que nous le fassions nous-mêmes cause donc une telle différence ? En quoi est-ce inférieur à un accident génétique ?

— Simplement, parce que vous le faites. (Charlie inspire profondément et crache presque.) Philos m’a révélé votre âge. Pourquoi ce que vous faites est mal ? Des hommes épousent d’autres hommes. Inceste, perversion, il n’est rien de répugnant que vous ne fassiez !

— Crois-tu, demande courtoisement Mielwiss, que ton attitude soit singulière ou serait-elle partagée si le gros de l’humanité était mis au courant ?

— Opinion unanime à cent deux pour cent ! gronde Charlie.

— Et cependant, une mutation nous aurait rendus innocents ?

— Une mutation aurait été naturelle. Oseriez-vous en dire autant de vous-mêmes ?

— Bien sûr ! Et toi ? Et l’homo sap. ? Existe-t-il des degrés de « nature » ? Qu’est-ce qu’une particule cosmique responsable d’une mutation génétique de hasard a de plus naturel que la force de l’esprit humain ?

— La particule cosmique obéit aux lois de la nature. Vous, vous les abrogez !

— Homo sap. a été le premier à abroger la loi naturelle de la survie des plus aptes, dit Mielwiss calmement. Dis-moi, Charlie Johns, que feraient les homo sap. si nous partagions le monde avec eux s’ils connaissaient notre secret ?

— On vous exterminerait jusqu’au dernier, à moins qu’on ne décide de conserver un ou deux petits pédés monstrueux pour les montrer dans les foires, c’est tout ce que j’ai à te dire. Je veux m’en aller !

Mielwiss pousse un soupir. Nassiv dit tout à coup :

— D’accord, Mielwiss, tu avais raison.

— Nassiv a toujours soutenu que nous devrions partager nos secrets et le champ-A et le cérébrostyle avec homo sap. Quant à moi, je pensais que vous réagiriez effectivement comme tu viens de l’annoncer. Le champ-A deviendrait une arme et le cérébrostyle un appareil à violer les consciences.

— C’est probablement ce que nous devrions faire pour vous rayer de la surface de la terre. Allez, ça suffit. Mettez en route votre foutue machine à remonter le temps.

— Il n’y a pas de machine à remonter le temps.

Les genoux de Charlie se dérobèrent littéralement sous lui. Il se détourna pour regarder la grosse citrouille d’argent.

— C’est TOI qui as dit que c’était une machine temporelle. Nous n’avons jamais rien dit de la sorte. Tu as dit à Philos que c’en était une, il t’a cru…