— Osséon…
— Osséon a préparé une petite mise en scène. Une montre avec un cadran inversé. Un volume d’entrées et de sorties. Mais c’est toi qui as cru ce que tu voulais croire. Vous êtes coutumiers du fait, vous autres homo sap. Vous vous laissez faire par le premier venu, pourvu qu’il vous aide à croire ce que vous voulez croire.
— Tu avais dit que vous me renverriez !
— J’avais dit que nous te réintégrerions dans ton état initial, et c’est ce que nous allons faire.
— Vous vous êtes servis de moi !
Mielwiss approuve d’un hochement de tête, presque joyeux.
— Sortez-moi de là ! fulmine Charlie Johns. Je ne comprends rien à tout ce que tu radotes ! (Il montre du doigt la jeune fille en larmes.) Et je veux Soutine. Vous vous en êtes très bien tirés sans elle jusqu’ici.
— Je pense que ce serait justice, dit Grocide.
— Quand désires-tu…
— Maintenant, tout de suite, tout de suite !
— Fort bien.
Mielwiss lève une main et c’est comme si elle a le pouvoir de faire chacun retenir sa respiration. Et Mielwiss prononce un mot de deux syllabes :
— QUES — BOU.
Charlie Johns tremble de la tête aux pieds et, élevant lentement les mains, s’en couvre les yeux.
Au bout d’un moment, Mielwiss demande doucement :
— Qui es-tu ?
Les mains de Charlie Johns retombent.
— Quesbou.
— Ne t’inquiète pas, Quesbou. Te voilà redevenu toi-même, tu n’as plus à t’inquiéter.
Stupéfait, Grocide souffle :
— Je n’aurais jamais cru cela possible…
Doucement, calmement, Osséon dit :
— C’est son vrai nom. Suggestion post-hypnotique… Mais Mielwiss va vous expliquer…
Mielwiss parle : — Quesbou : te souviens-tu encore des pensées de Charlie Johns ?
L’homme qui avait été Charlie Johns dit d’une voix pâteuse, comme endormie : — Vaguement… comme dans un rêve, comme une histoire qu’on m’aurait racontée…
— Viens ici, Quesbou.
Confiant, comme un enfant, Quesbou s’avance. Mielwiss lui prend la main et, contre le biceps du jeune homme, il applique une petite sphère blanche de la taille d’une balle de ping-pong. La petite sphère se dégonfle comme une baudruche. Sans un bruit, Quesbou s’effondre. Mielwiss le rattrape adroitement et l’emporte à côté de Froure et Philos où il l’allonge sur le sol. Il regarde dans les yeux effrayés et perdus de Soutine.
— Tout ira bien, mon petit ; ils se reposent seulement un peu. Vous serez bientôt réunis.
Avec des mouvements très lents, pour ne pas l’effrayer, mais en même temps très sûrs, il la touche avec une autre des petites sphères…
Jeanette raconte à Herb ce qu’a fait Karen : elle demande à Dieu de bénir Dieu, parce qu’elle demande à Dieu de bénir tous ceux qui aiment Karen.
— C’est bien ce que fait Dieu lui-même, dit Herb avec insolence.
Mais ses paroles restent suspendues, là, et, lentement, l’insolence se dissout…
— Je t’aime, dit Jeanette.
Et les dirigeants de Ledom purent enfin conférer tranquillement.
— Mais, il y a bien eu un vrai Charlie Johns ? demanda Nassiv.
— Oh ! oui, bien sûr…
— Ce… ce n’est pas très gai, dit Nassiv. Quand j’ai soutenu que nous devrions partager avec homo sap., c’était dans une discussion un peu abstraite… Rien de réel, en quelque sorte, rien que des noms, des mots. (Il soupira.) Je l’aimais bien, il… il avait l’air de comprendre certaines choses. Comme notre statue, Le Créateur, oui, et aussi le festin…
— Oui, pour ce qui est de comprendre, il comprenait, dit Osséon, sarcastique, mais j’aurais bien aimé voir ce qu’il aurait compris si nous lui avions dit la vérité sur nous-mêmes avant de lui montrer la statue et le festin !
— Qui était-ce, Mielwiss ?
Mielwiss échangea un regard avec Osséon et haussa vaguement les épaules avant de répondre.
— Autant vous le dire. Il était à bord d’une machine volante d’homo sap. qui s’est écrasée dans la montagne non loin d’ici. Elle s’était désagrégée dans les airs. La plus grande part a brûlé et est tombée sur l’autre versant. Mais un morceau est tombé en plein sur notre « ciel » et y est resté accroché. Charlie Johns était dedans, très gravement blessé, avec un autre homo sap. déjà mort. Or, vous savez que le ciel est camouflé en montagne, mais enfin ce ne serait pas une trop bonne chose que des équipes de sauveteurs viennent y fourrer le nez de trop près.
« Osséon a suivi la catastrophe dans ses instruments et, à l’aide d’un champ-A de transport, a récupéré l’épave. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour lui sauver la vie, mais il était trop grièvement blessé. Il n’est jamais sorti du coma. Je me suis arrangé, simplement, pour prendre un enregistrement complet de son esprit sur cérébrostyle.
Osséon commenta :
— C’est l’enregistrement le plus complet que nous ayons réalisé jusqu’à ce jour.
— Nous avons alors eu l’idée, Osséon et moi, d’utiliser l’enregistrement pour savoir ce qu’homo sap. penserait de nous s’il apprenait notre existence. Il suffisait de supprimer le ça et le moi de quelqu’un par l’hypnose pour les remplacer par ceux de Charlie Johns. Puisque nous disposions de Quesbou, c’était très simple.
Grocide tournait la tête de droite et de gauche, encore éberlué.
— Mais enfin nous n’avions jamais entendu parler ne serait-ce que de l’existence de ce Quesbou !
— Le Contrôle Naturel ? Non, c’est normal. Il fait partie de l’équipement de laboratoire de Celui de la Médecine. Nous n’avons jamais eu aucune raison d’en parler à qui que ce soit. Il était bien traité et même heureux, je crois, encore qu’il n’ait jamais rien connu d’autre que ses propres quartiers, dans Celui de la Médecine.
— Tout cela a bien changé maintenant, dit Nassiv.
Grocide demanda :
— Que va-t-il leur arriver, à Quesbou et aux autres ?
Mielwiss sourit :
— Sans notre inimitable Philos qui s’est arrangé pour cacher l’enfant et Froure pendant toutes ces années — et quand je dis cacher j’affirme que je ne me suis jamais douté de rien ! — je serais bien en peine de répondre à cette question. On pourrait difficilement condamner Quesbou à retrouver son existence confinée, maintenant qu’il a été Charlie Johns, même s’il considère tout l’épisode comme un rêve. N’oublions quand même pas qu’une bonne part de son expérience est loin d’avoir été un rêve — après tout, il a bel et bien visité en personne Celui de la Science, Celui de la Médecine et Celui des Enfants. Cependant, il est trop âgé pour pouvoir être transformé en Ledom, sinon de façon partielle ; et je ne commettrais pas une chose pareille sur sa personne.
« Mais l’enfant Soutine nous fournit une autre possibilité. Sauriez-vous deviner laquelle ?
Grocide et Nassiv échangèrent un coup d’œil.
— On pourrait leur bâtir une maison ?
Mielwiss secoua la tête.
— Pas au sein de Celui des Enfants, dit-il d’un ton sans réplique. Ils sont trop… différents. Aucune attention, aucun amour même, ne suffirait probablement à combler ce fossé. Ce serait trop leur demander, et peut-être même présumer de nos propres forces. N’oublie jamais qui nous sommes, Grocide — ce que nous sommes et pourquoi nous sommes. L’humanité n’a jamais atteint au plein épanouissement de sa raison, de son objectivité, jusqu’à aujourd’hui, parce qu’elle s’est toujours empêtrée dans ses dichotomies empoisonnées. En nous, le concept même de différence autre qu’individuelle est aboli. Or Quesbou et Soutine ne sont pas différents en tant qu’individus ; ils sont littéralement d’une autre espèce. Nous autres, Ledom, pourrions probablement faire mieux qu’eux face à une telle situation, mais nous sommes encore neufs, trop jeunes, inexpérimentés ; nous n’en sommes qu’à la quatrième génération…