— Vraiment ? demanda Nassiv. Je pensais… En fait, je ne pensais pas, c’est-à-dire, je ne savais pas.
— Peu d’entre nous savent ; peu d’entre nous s’y intéressent et ça ne présente d’ailleurs guère d’intérêt. Nous sommes conditionnés pour regarder devant nous, pas derrière. Mais dans la mesure où cela pèse sur notre décision concernant Quesbou et Soutine, je vais vous dire brièvement comment Ledom est apparu.
« Je ne pourrai qu’être bref, car nous savons fort peu…
« Il y avait un homo sap. un très grand homme — était-il reconnu pour tel parmi les siens, je l’ignore. Cela paraît pourtant probable. Je pense que c’était un spécialiste de physiologie ou un chirurgien ; de fait, il dut être les deux à la fois, et bien d’autres choses encore. L’humanité lui faisait mal au cœur. Non tant par le mal qu’elle commettait, que par tout le bon qu’elle s’acharnait à détruire en elle-même. Il lui apparut qu’après les quelques milliers d’années où elle s’était comme à plaisir réduite elle-même en esclavage, l’humanité allait maintenait inévitablement se détruire elle-même, à moins que ne voit le jour une société capable de se tenir au-dessus de toutes les partisanneries qui l’avaient déchirée et ne respectant rien d’autre que l’humanité.
« Peut-être a-t-il travaillé seul pendant longtemps. Je sais que vers la fin un certain nombre de gens qui partageaient son opinion se joignirent à lui. Son nom, leurs noms, nous sont inconnus. Quand l’humanité veut honorer, elle imite et il souhaitait que nous ne copiions rien d’homo sap. qui puisse être évité.
« Ses amis et lui nous ont faits, ils ont conçus notre mode de vie ; ils nous ont donné notre religion, le cérébrostyle et les premiers rudiments du champ-A ; puis ils ont conduit la première génération à maturité.
— Mais alors, s’écrie soudain Nassiv, certains d’entre nous les ont connus !
Mielwiss haussa les épaules.
— C’est probable. Mais qu’ont-ils connu ? Ils s’habillaient, agissaient, parlaient comme des Ledom ; l’un après l’autre ils moururent ou disparurent. Un bébé, un petit enfant, accepte le monde qui l’entoure tel qu’il est. Nous quatre, nous sommes des enseignants, des maîtres, n’est-ce pas ? Eh bien, c’est ce qu’ils étaient.
« Et tout ce qu’ils nous aient jamais demandé fut de garder l’humanité en vie. Pas son art, sa musique, sa littérature, son architecture. Non. L’humanité elle-même, au sens le plus large, son être. L’être de l’humanité.
« Nous ne constituons pas réellement une espèce. Nous sommes des « constructions » biologiques. Pour parler très froidement, on pourrait dire que nous sommes une espèce de machine, dotée d’une fonction. Notre fonction est de garder l’humanité en vie alors même qu’elle est en train de périr assassinée et, longtemps après sa mort…
« DE LA RESTITUER !
« Et tel est l’unique aspect de Ledom dont nous n’ayons jamais rien dit à Charlie Johns, parce que, jamais, il n’aurait pu le croire. Aucun homo sap. ne le voudrait ni le pourrait. Jamais, dans toute l’histoire de l’humanité, un groupe ayant accédé au pouvoir n’a eu la sagesse d’abdiquer, de renoncer, sans être soumis à des pressions considérables.
« Notre mission est d’être ce que nous sommes, de rester tels que nous sommes, de préserver les techniques de culture et d’artisanat, d’entretenir les deux routes qui plongent au cœur de l’être — la religion et l’amour — et d’étudier l’humanité comme elle ne s’est encore jamais donné la peine de s’étudier : de l’extérieur vers l’intérieur. De temps à autre, nous devrons rencontrer homo sap. pour voir s’il est enfin prêt à vivre, à aimer et à adorer sans l’aide des béquilles que constitue une bisexualité artificiellement implantée. Quand il le sera — et il le sera forcément, devrions-nous attendre dix mille, quinze mille ans — nous autres, Ledom, nous disparaîtrons purement et simplement. Nous ne sommes pas une utopie. Une utopie est quelque chose de complet, d’achevé. Nous sommes passagers, gardiens — un pont, si vous voulez…
« L’accident qui a amené Charlie Johns ici nous a fourni l’occasion de vérifier quelles seraient les réactions d’homo sap. à l’idée même de Ledom. Vous avez vu ce qui s’est produit. Mais l’existence de Soutine nous offre une nouvelle occasion, la première de voir si homo sap. peut être conduit jusqu’à sa propre maturité.
— Tu veux dire leur fournir l’occasion de fonder une nouvelle…
— Non, pas une nouvelle humanité. L’ancienne, mais avec une chance de vivre sans haine. De vivre, comme tous les jeunes, en s’appuyant d’abord sur l’épaule d’un aîné.
Grocide et Nassiv échangèrent un sourire.
— Notre spécialité…
Mielwiss leur rendit leur sourire mais secoua la tête.
— Philos, je crois, Philos et Froure. Qu’ils restent ensemble, ils l’ont bien mérité. Qu’ils vivent à la limite de Ledom « au bord du ciel » — ils en ont l’habitude. Et que les jeunes humains ne connaissent qu’eux et se souviennent de nous ; puis que leurs enfants et les enfants de leurs enfants se souviennent d’eux et fassent de nous un mythe…
« Quant à nous, nous les observerons de loin mais sans relâche, peut-être les aiderons-nous parfois par accident, par hasard ; s’ils ne réussissent pas, ils échoueront et, s’ils échouent ils mourront, comme l’humanité est morte déjà dans le passé…
« Et un jour, par une autre route, nous saurons recommencer l’humanité, ou peut-être rencontrer de nouveau l’humanité… Je ne puis dire. Ce qui est certain, c’est qu’un jour, d’une façon ou d’une autre (quand nous nous connaîtrons bien nous-mêmes), nous accéderons à la certitude ; alors Ledom s’effacera et l’humanité pourra enfin commencer.
Par une nuit étoilée, Philos et Froure se sont assis devant leur maison, dans l’air maigre et froid. Il y a une heure que Soutine et Quesbou sont repartis, après un vrai dîner de famille, pour regagner leur chaude cabane de rondins au toit de gazon, là-haut, sur la mesa boisée.
— Froure… ?
— Oui… ?
— Les jeunes…
— Je sais, dit Froure, difficile de mettre le doigt dessus, mais il y a quelque chose qui cloche.
— Peut-être que ce n’est pas important… peut-être seulement la grossesse…
— Peut-être…
Une voix vient des ténèbres étoilées :
— Philos… ?
— Quesbou ! Mais que diable… aurais-tu oublié quelque chose ?
Il sortit de l’ombre, il avançait lentement, la tête basse.
— Je voulais… Philos ?
— Oui, mon enfant, je suis là.
— Philos, c’est Sou, elle est… elle n’est pas heureuse.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Je… (Il rejeta soudain le visage en arrière et sur ses joues crépusculaires brillèrent des étoiles : des larmes.) Sou est merveilleuse mais… mais je ne cesse pas d’aimer quelqu’un qui s’appelle Laura, et je n’y peux rien, rien ! éclata-t-il.
Philos lui passa le bras autour des épaules et rit mais d’un rire si doux, si plein de compassion que c’en était une caresse.