Paulo Coelho
VERONIKA
DECIDE
DE MOURIR
Traduit du portugais (Brésil)
par Françoise Marchand-Sauvagnargues Editions Anne Carrière
Du même auteur
chez le même éditeur :
L’Alchimiste, traduction de Jean Orecchioni, 1994. L’Alchimiste, traduction de Jean Orecchioni, édition illustrée par Mœbius, 1995.
Sur le bord de la rivière Piedra, je me suis assise et j’ai pleuré, traduction de Jean Orecchioni, 1995.
Le Pèlerin de Compostelle, traduction de Françoise MarchandSauvagnargues, 1996. Le Pèlerin de Compostelle, traduction de Françoise MarchandSauvagnargues, édition illustrée de tableaux de Cristina Oiticica et de photos d’Yves Dejardin, 1996. La Cinquième Montagne, traduction de Françoise MarchandSauvagnargues, 1998. Manuel du guerrier de la lumière, traduction de Françoise Marchand-Sauvagnargues, 1998.
Paulo Coelho : http://www.paulocoelho.com.br Titre original : VERONIKA DECIDE MORRER
ISBN : 2-84337-084-1
© 1998 by Paulo Coelho (tous droits réservés)
© Editions Anne Carrière, Paris, 2000
pour la traduction en langue française
www.anne-carriere.fr
Pour S.T. de L., qui a commencé à m’aider alors que je ne le savais pas.
« Voici, je vous ai donné
le pouvoir de fouler aux
pieds les serpents (...) et
rien ne pourra vous nuire. »
Luc, 10, 19
Le 21 novembre 1997, Veronika décida
qu’était enfin venu le moment de se tuer. Elle nettoya soigneusement la chambre qu’elle louait dans un couvent de religieuses, éteignit le chauffage, se brossa les dents et se coucha. Sur la table de nuit, elle prit les quatre boîtes de somnifères. Plutôt que d’écraser les comprimés et de les mélanger à de l’eau, elle choisit de les prendre l’un après l’autre, car il y a une grande distance de l’intention à l’acte et elle voulait être libre de se repentir à mi-parcours. Cependant, à chaque cachet qu’elle avalait, elle se sentait de plus en plus convaincue : au bout de cinq minutes, les boîtes étaient vides. Comme elle ne savait pas dans combien de temps exactement elle perdrait conscience, elle 11
avait laissé sur son lit le dernier numéro du magazine français Homme, qui venait d’arriver à
la bibliothèque où elle travaillait. Bien qu’elle ne s’intéressât pas particulièrement à l’informatique, elle avait trouvé, en feuilletant cette revue, un article concernant un jeu électronique (un CD-Rom, comme on dit) créé par Paulo Coelho. Elle avait eu l’occasion de rencontrer l’écrivain brésilien lors d’une conférence dans les salons de l’hôtel Grand Union. Ils avaient échangé quelques mots et, finalement, elle avait été conviée au dîner que donnait son éditeur. Mais il y avait alors beaucoup d’invités et elle n’avait pu aborder avec lui aucun thème de manière
approfondie.
Cependant, le fait de connaître cet auteur l’incitait à penser qu’il faisait partie de son univers et que la lecture d’un reportage consacré à
son travail pouvait l’aider à passer le temps. Tandis qu’elle attendait la mort, Veronika se mit donc à lire un article sur l’informatique, un sujet auquel elle ne s’intéressait absolument pas. Et c’est bien ainsi qu’elle s’était comportée toute son existence, cherchant toujours la facilité, ou se contentant de ce qui se trouvait à portée de sa main – ce magazine, par exemple.
Pourtant, à sa grande surprise, la première ligne du texte la tira de sa passivité naturelle (les 12
calmants n’étaient pas encore dissous dans son estomac, mais Veronika était passive par nature) et, pour la première fois de sa vie, une phrase qui était très à la mode parmi ses amis lui sembla fondée : « Rien dans ce monde n’arrive par hasard. »
Pourquoi tombait-elle sur ces mots au moment précis où elle avait décidé de mourir ? Quel était le message secret qu’ils renfermaient, si tant est qu’il existe des messages secrets plutôt que des coïncidences ?
Sous une illustration du jeu électronique, le journaliste débutait son reportage par une question : « Où est la Slovénie ? »
« Personne ne sait où se trouve la Slovénie, pensa Veronika. Personne. »
Pourtant, la Slovénie existait bel et bien, elle était ici, dans cette pièce, au-dehors, dans les montagnes qui l’entouraient, et sur la place qui s’étendait sous ses yeux : la Slovénie était son pays.
Veronika laissa la revue de côté. Elle n’avait que faire à présent de s’indigner d’un monde qui ignorait l’existence des Slovènes ; l’honneur de sa nation ne la concernait plus. C’était le moment d’être fière d’elle-même, puisque enfin elle avait 13
eu le courage de quitter cette vie. Quelle joie ! Et elle accomplissait cet acte comme elle l’avait toujours rêvé : au moyen de cachets, ce qui ne laisse pas de traces.
Veronika s’était mise en quête des comprimés pendant presque six mois. Pensant qu’elle ne parviendrait jamais à s’en procurer, elle avait envisagé un moment de se taillader les poignets. Elle savait que la chambre serait remplie de sang, qu’elle sèmerait le trouble et l’inquiétude parmi les religieuses, mais un suicide exige que l’on songe d’abord à soi, ensuite aux autres. Elle ferait tout son possible pour que sa mort ne causât pas trop de dérangement ; cependant, si elle n’avait d’autre possibilité que de s’ouvrir les veines, alors tant pis. Quant aux religieuses, il leur faudrait s’empresser d’oublier l’histoire et nettoyer la chambre, sous peine d’avoir du mal à
la louer de nouveau. En fin de compte, même à
la fin du
e
XX siècle, les gens croyaient encore aux fantômes.
Evidemment, Veronika pouvait aussi se jeter du haut d’un des rares immeubles élevés de Ljubljana, mais une telle décision ne causeraitelle pas à ses parents un surcroît de souffrance ?
Outre le choc d’apprendre que leur fille était morte, ils seraient encore obligés d’identifier un corps défiguré : non, cette solution était pire que 14
de se vider de son sang, car elle laisserait des traces indélébiles chez deux personnes qui ne voulaient que son bien.
« Ils finiront par s’habituer à la mort de leur fille. Mais il doit être impossible d’oublier un crâne écrasé. »
Se suicider avec une arme à feu, sauter d’un immeuble, se pendre, rien de tout cela ne convenait à sa nature féminine. Les femmes, quand elles se tuent, choisissent des méthodes bien plus romantiques – elles s’ouvrent les veines ou absorbent une dose excessive de somnifères. Les princesses abandonnées et les actrices d’Hollywood en ont donné divers exemples. Veronika savait qu’il faut toujours attendre le bon moment pour agir. Et c’est ce qu’elle avait fait : à force de l’entendre répéter qu’elle ne parvenait plus à trouver le sommeil, deux de ses amis, sensibles à ses plaintes, avaient déniché
chacun deux boîtes d’une drogue puissante dont se servaient les musiciens d’un cabaret de la ville. Veronika avait laissé les quatre boîtes sur sa table de nuit pendant une semaine, chérissant la mort qui approchait et faisant ses adieux, sans le moindre sentimentalisme, à ce qu’on appelait la Vie.
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Maintenant, elle était heureuse d’aller jusqu’au bout de sa décision mais elle s’ennuyait parce qu’elle ne savait pas quoi faire du peu de temps qui lui restait.
Elle repensa à l’absurdité qu’elle venait de lire. Comment un article sur l’informatique pouvait-il commencer par cette phrase stupide :
« Où est la Slovénie ? »