devant la statue de France Presˇeren, le grand poète slovène qui avait profondément marqué
l’âme de son peuple.
Parviendrait-elle à écouter jusqu’au bout la musique ? Ce serait un beau souvenir de cette existence : la tombée du jour, la mélodie qui évoquait les rêves de l’autre bout du monde, la chambre tiède et confortable, le beau passant plein de vie qui avait décidé de faire halte et maintenant la fixait. Comme elle sentait les médicaments faire leur effet, il était, elle le savait, la dernière personne qu’elle verrait. Il sourit. Elle n’avait rien à perdre et lui rendit son sourire. Il lui fit signe. Finalement, il voulait aller trop loin ; elle décida de feindre de regarder ailleurs. Déconcerté, il poursuivit son chemin, oubliant pour toujours ce visage à la fenêtre. Mais Veronika était heureuse d’avoir, une fois encore, été désirée. Ce n’était pas par absence d’amour qu’elle se tuait. Ce n’était pas par manque de tendresse de la part de sa famille, ni à cause de problèmes financiers, ou d’une maladie incurable. Veronika avait décidé de mourir en ce bel après-midi, tandis que des musiciens boliviens jouaient sur la place de Ljubljana, qu’un jeune homme passait devant sa fenêtre, et elle était heureuse de ce que ses yeux voyaient et de ce 23
que ses oreilles entendaient. Elle était plus heureuse encore de ne pas avoir à assister au même spectacle pendant trente, quarante ou cinquante ans – car il allait perdre toute son originalité et devenir la tragédie d’une existence où tout se répète et où le lendemain est toujours semblable à la veille.
A présent, son estomac commençait à se soulever et elle se sentait très mal. « C’est drôle, je pensais qu’une dose excessive de calmants me ferait dormir sur-le-champ. » Mais elle ne ressentait qu’un étrange bourdonnement dans les oreilles et l’envie de vomir.
« Si je vomis, je ne vais pas mourir. »
Elle décida d’oublier ses maux de ventre, essaya de se concentrer sur la nuit qui tombait rapidement, sur les Boliviens, sur les commerçants qui fermaient boutique pour rentrer chez eux. Le bruit dans ses oreilles devenait de plus en plus aigu et, pour la première fois depuis qu’elle avait avalé les comprimés, Veronika sentit la peur, une peur terrible de l’inconnu. Mais la sensation fut brève. Aussitôt elle perdit conscience.
Quand elle rouvrit les yeux, Veronika ne pensa pas : « Ce doit être le ciel. » Jamais, au ciel, elle n’aurait trouvé cet éclairage fluorescent ; la douleur, qui apparut une fraction de seconde plus tard, était caractéristique de la terre. Ah ! cette douleur de la terre ! Elle est unique, impossible de la confondre.
Elle tenta de bouger, et la douleur redoubla. Une multitude de points lumineux apparut. Pourtant Veronika comprit que ces points n’étaient pas les étoiles du paradis, mais la conséquence de son intense souffrance.
« Tu as repris conscience, dit une voix de femme. Maintenant, tu as les deux pieds en enfer, profites-en. »
Non, ce n’était pas possible, cette voix la trompait. Ce n’était pas l’enfer – parce qu’elle avait très froid, et elle avait remarqué que des 25
tuyaux en plastique sortaient de sa bouche et de son nez. L’un d’eux, enfoncé dans sa gorge, lui donnait la sensation d’étouffer. Elle voulut bouger pour l’ôter, mais ses bras étaient attachés.
« Je plaisante, ce n’est pas l’enfer, poursuivit la voix. C’est pire que l’enfer, où d’ailleurs je ne suis jamais allée. C’est Villete. »
Malgré la douleur et la sensation d’étouffement, Veronika comprit en un éclair ce qui s’était passé : elle avait tenté de se suicider, mais quelqu’un était arrivé à temps pour la sauver. Peut-être une religieuse, une amie qui avait décidé de lui rendre visite à l’improviste, ou qui lui rapportait un objet qu’elle ne se souvenait plus d’avoir réclamé. Le fait est qu’elle avait survécu, et qu’elle se trouvait à Villete. Villete, le célèbre et redoutable asile de fous qui existait depuis 1991, année de l’indépendance du pays. A cette époque, pensant que la division de l’ancienne Yougoslavie se ferait par des moyens pacifiques (finalement, la Slovénie n’avait connu que onze jours de guerre), un groupe de chefs d’entreprise européens avait obtenu l’autorisation d’installer un hôpital pour malades mentaux dans une ancienne caserne, abandonnée parce que son entretien coûtait trop cher.
26
Mais peu à peu, en raison des guerres qui avaient éclaté – d’abord en Croatie, puis en Bosnie –, les chefs d’entreprise s’étaient inquiétés : l’argent destiné à l’investissement provenait de capitalistes dispersés dans le monde entier, et dont on ne connaissait pas même les noms, de sorte qu’il était impossible d’aller leur présenter des excuses et de leur demander de prendre patience. On résolut le problème en adoptant des pratiques peu recommandables pour un asile psychiatrique, et Villete se mit à symboliser, pour la jeune nation tout juste sortie d’un communisme tolérant, ce qu’il y avait de pire dans le capitalisme : pour obtenir une place, il suffisait de payer. Lorsqu’on se disputait un héritage ou que l’on voulait se débarrasser d’un parent au comportement inconvenant, on dépensait une fortune pour obtenir le certificat médical qui permettait l’internement de l’enfant ou du parent gênants. Ou bien, pour échapper à des créanciers, ou justifier certaines conduites qui auraient pu aboutir à de longues peines de prison, on passait quelque temps à l’asile et on en ressortait délivré de ses dettes ou des poursuites judiciaires.
Villete était un établissement d’où personne ne s’était jamais enfui. Où se mêlaient les vrais fous – internés par la justice ou envoyés par 27
d’autres hôpitaux – et ceux qui étaient accusés de folie, ou qui feignaient la démence. Il en résultait une véritable confusion, et la presse publiait régulièrement des histoires de mauvais traitements et d’abus, bien qu’elle n’eût jamais obtenu la permission de pénétrer dans l’établissement pour observer ce qui s’y passait. Le gouvernement enquêtait sur les dénonciations sans réussir à trouver de preuves, les actionnaires menaçaient de faire savoir que l’endroit n’était pas sûr pour les investissements étrangers, et l’institution parvenait à rester debout, de plus en plus puissante.
« Ma tante s’est suicidée il y a quelques mois, reprit la voix féminine. Elle avait passé presque huit ans sans vouloir sortir de sa chambre, à
manger, grossir, fumer, prendre des calmants, et dormir la plus grande partie du temps. Elle avait deux filles et un mari qui l’aimait. »
Veronika tenta de tourner la tête dans la direction de la voix, mais c’était impossible.
« Je ne l’ai vue réagir qu’une fois : le jour où
son mari a pris une maîtresse. Alors, elle a fait un scandale, perdu quelques kilos, cassé des verres et, pendant des semaines entières, ses cris ont empêché les voisins de dormir. Aussi absurde 28
que cela paraisse, je crois que cette période fut la plus heureuse de son existence : elle se battait pour quelque chose, elle se sentait vivante et capable de réagir au défi qui se présentait à
elle. »
« Qu’ai-je à voir avec cela ? pensait Veronika, incapable de parler. Je ne suis pas sa tante, je n’ai pas de mari ! »
« Le mari a fini par laisser tomber sa maîtresse, poursuivit la femme. Petit à petit, ma tante est retournée à sa passivité habituelle. Un jour, elle m’a téléphoné pour me dire qu’elle était prête à changer de vie : elle avait arrêté de fumer. La même semaine, après avoir augmenté