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les calmants pour pallier l’absence de tabac, elle a averti tout le monde qu’elle était sur le point de se suicider.

« Personne ne l’a crue. Un matin, elle m’a laissé un message d’adieu sur mon répondeur et elle s’est tuée en ouvrant le gaz. J’ai écouté plusieurs fois ce message : jamais je ne lui avais entendu une voix aussi calme, aussi résignée. Elle disait qu’elle n’était ni heureuse ni malheureuse, et que c’était pour cela qu’elle n’en pouvait plus. »

Veronika éprouva de la compassion pour la femme qui racontait l’histoire et semblait chercher à comprendre la mort de sa tante. Com29

ment juger, dans un monde où l’on s’efforce de survivre à tout prix, ceux qui décident de mourir ? Personne ne peut juger. Chacun connaît la dimension de sa propre souffrance et sait si sa vie est vide de sens. Veronika aurait voulu expliquer cela, mais le tuyau dans sa bouche la fit s’étrangler, et la femme lui vint en aide. Veronika la vit se pencher sur son corps attaché, relié à plusieurs tubes, protégé contre sa volonté de la destruction. Elle remua la tête d’un côté à l’autre, implorant du regard qu’on lui retirât ce tube et qu’on la laissât mourir en paix.

« Tu es nerveuse, dit la femme. Je ne sais pas si tu as des regrets ou si tu veux encore mourir, mais cela ne m’intéresse pas. Tout ce qui m’intéresse, c’est de faire mon métier : si le patient se montre agité, le règlement exige que je lui injecte un sédatif. »

Veronika cessa de se débattre, mais l’infirmière lui piquait déjà le bras. En peu de temps, elle était retournée dans un monde étrange, sans rêves, où elle n’avait d’autre souvenir que celui du visage de la femme qu’elle venait d’apercevoir : yeux verts, cheveux châtains, et l’air distant de quelqu’un qui accomplit les choses parce qu’il doit les faire, sans jamais s’interroger sur le pourquoi du règlement.

Paulo Coelho apprit l’histoire de Veronika trois mois plus tard, alors qu’il dînait dans un restaurant algérien à Paris avec une amie slovène qui s’appelait elle aussi Veronika et était la fille du médecin responsable de Villete.

Plus tard, quand il décida d’écrire un livre sur ce thème, il pensa changer le nom de Veronika, son amie, pour ne pas troubler le lecteur, en Blaska, ou Edwina, ou Mariaetzja, ou lui donner quelque autre nom slovène, mais finalement il décida de conserver les prénoms réels. Quand il ferait allusion à Veronika son amie, il l’appellerait « Veronika, l’amie ». Quant à l’autre Veronika, point n’était besoin de la qualifier, car elle serait le personnage central du livre, et les gens se lasseraient de devoir toujours lire « Veronika, la folle », ou « Veronika, celle qui a tenté de se suicider ». De toute manière, lui et Veronika, 31

l’amie, ne feraient irruption dans l’histoire que dans un court passage, celui-ci même.

Veronika, l’amie, était horrifiée de ce que son père avait fait, surtout si l’on considérait qu’il était le directeur d’une institution respectable et travaillait à une thèse qui devait être soumise à

l’examen d’une communauté académique conventionnelle.

« Sais-tu d’où vient le mot “ asile ” ? demanda Veronika. Du droit qu’avaient les gens, au Moyen Age, de chercher refuge dans les églises, lieux sacrés. Le droit d’asile, toute personne civilisée comprend cela ! Alors, comment mon père, directeur d’un asile, peut-il se comporter de cette manière avec quelqu’un ? »

Paulo Coelho voulut savoir en détail tout ce qui s’était passé, car il avait un excellent motif de s’intéresser à l’histoire de Veronika. Il avait été lui-même interné dans un asile, ou un hospice, ainsi qu’on appelait plutôt ce genre d’hôpital. Et cela non seulement une, mais par trois fois – en 1965, 1966 et 1967. Le lieu de son internement était la maison de santé du Dr Eiras, à Rio de Janeiro.

La raison de cet internement lui était, encore à

ce jour, inconnue ; peut-être ses parents avaientils été désorientés par son comportement imprévisible, tantôt timide, tantôt extraverti, ou peut32

être était-ce à cause de son désir d’être « artiste », ce que tous les membres de sa famille considéraient comme le meilleur moyen de tomber dans la marginalité et de mourir dans la misère. Quand il songeait à cet événement – et, soit dit en passant, il y songeait rarement –, il attribuait la véritable folie au médecin qui avait accepté de le placer dans un hospice sans aucun motif concret. (Dans toutes les familles, on a toujours tendance à rejeter la faute sur autrui et à nier catégoriquement que les parents savaient ce qu’ils faisaient en prenant une décision aussi radicale.)

Paulo rit en apprenant que Veronika avait rédigé une étrange lettre pour la presse, se plaignant qu’une revue française, et non des moindres, ne sût même pas où se trouvait la Slovénie.

« Personne ne se tue pour cela.

– C’est pour cette raison que la lettre n’a donné aucun résultat, dit, embarrassée, Veronika, l’amie. Hier encore, quand je me suis inscrite à l’hôtel, ils croyaient que la Slovénie était une ville d’Allemagne. »

Il songea que cette histoire lui était très familière, puisque nombre d’étrangers considéraient la ville de Buenos Aires, en Argentine, comme la capitale du Brésil.

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Mais, outre le fait que des étrangers venaient allégrement le féliciter pour la beauté d’une ville qu’ils croyaient être la capitale de son pays (qui en réalité était localisée dans le pays voisin), Paulo Coelho avait en commun avec Veronika d’avoir été interné dans un asile pour malades mentaux, « d’où il n’aurait jamais dû sortir », ainsi que l’avait déclaré un jour sa première femme.

Pourtant il en était sorti. Et en quittant définitivement la maison de santé du Dr Eiras, bien décidé à ne jamais y retourner, il avait fait deux promesses : il s’était juré d’écrire sur ce thème ; et d’attendre que ses parents soient morts avant d’aborder publiquement le sujet. Il ne voulait pas les blesser, car tous deux avaient passé des années à se culpabiliser pour ce qu’ils avaient fait.

Sa mère était morte en 1993. Mais son père qui, en 1997, avait eu quatre-vingt-quatre ans, bien qu’il souffrît d’emphysème pulmonaire sans avoir jamais fumé, était toujours en vie, en pleine possession de ses facultés mentales et en bonne santé.

Aussi, lorsqu’il entendit l’histoire de Veronika, Paulo Coelho découvrit-il un moyen d’aborder ce thème sans rompre sa promesse. Bien qu’il n’eût jamais pensé au suicide, il connaissait inti34

mement l’univers d’un hôpital psychiatrique –

les traitements, les relations entre médecins et patients, le confort et l’angoisse de se trouver dans un tel lieu.

Alors, laissons Paulo Coelho et Veronika, l’amie, sortir définitivement de ce livre, et poursuivons l’histoire. Veronika ne savait pas combien de temps elle avait dormi. Elle se souvenait qu’elle s’était réveillée à un certain moment, les appareils de survie encore reliés à la bouche et au nez, et qu’elle avait entendu une voix qui disait :

« Veux-tu que je te masturbe ? »

Mais maintenant, alors qu’elle regardait la pièce autour d’elle, les yeux bien ouverts, elle ne savait pas si l’épisode avait été réel ou s’il s’agissait d’une hallucination. Hormis cela, elle ne se rappelait rien, absolument rien.

Les tuyaux avaient été retirés. Mais elle avait encore des aiguilles plantées dans tout le corps, des électrodes connectées au cœur et à la tête, et les bras attachés. Elle était nue, couverte seulement d’un drap, et elle avait froid. Pourtant elle décida de ne pas réclamer de couverture. L’espace où elle reposait, entouré de rideaux 36