verts, était occupé par les machines de l’unité de soins intensifs, son lit et une chaise blanche sur laquelle était assise une infirmière plongée dans la lecture d’un livre.
La femme, cette fois, avait les yeux foncés et les cheveux châtains. Pourtant, Veronika se demanda si c’était la même personne qui lui avait parlé quelques heures – ou étaient-ce quelques jours ? – plus tôt.
« Pouvez-vous détacher mes bras ? »
L’infirmière leva les yeux. « Non », réponditelle sèchement, et elle se replongea dans son livre.
« Je suis vivante, pensa Veronika. Tout va recommencer. Je devrai passer quelque temps ici, jusqu’à ce qu’ils constatent que je suis parfaitement normale. Ensuite, ils me délivreront un bulletin de sortie, et je retrouverai les rues de Ljubljana, sa place circulaire, ses ponts, les passants qui se rendent au travail ou en reviennent... Comme les gens ont toujours tendance à
vouloir aider les autres – uniquement pour se sentir meilleurs qu’ils ne sont en réalité –, on me rendra mon emploi à la bibliothèque. Avec le temps, je me remettrai à fréquenter les mêmes bars et les mêmes boîtes de nuit, je discuterai avec mes amis des injustices et des problèmes dans le monde, je me promènerai autour du lac. 37
« Comme j’ai choisi les comprimés, je ne suis pas défigurée : je suis toujours jeune, jolie, intelligente, et je n’aurai aucun mal – je n’en ai jamais eu – à trouver des amants. Je ferai l’amour avec un homme chez lui, ou dans la forêt, j’éprouverai un certain plaisir mais, aussitôt après l’orgasme, la sensation de vide reviendra. Nous n’aurons déjà plus grand-chose à nous dire, lui et moi saurons que l’heure est venue d’invoquer un prétexte – “ Il est tard ”, ou
“ Demain je dois me lever tôt ” –, et nous nous séparerons le plus vite possible, en évitant de nous regarder en face.
« Je retournerai dans la chambre que je loue chez les religieuses. Je m’efforcerai de prendre un livre, j’allumerai la télévision pour regarder toujours les mêmes programmes, je mettrai le réveil pour me réveiller exactement à la même heure que la veille, je répéterai mécaniquement les tâches qui me sont confiées à la bibliothèque. Je mangerai un sandwich dans le jardin en face du théâtre, assise sur le même banc, près d’autres personnes qui choisissent elles aussi les mêmes bancs pour déjeuner, qui ont le même regard vide mais font semblant d’être préoccupées par des choses extrêmement importantes.
« Ensuite, je retournerai au travail, j’écouterai les ragots – qui sort avec qui, qui souffre de 38
quoi, comment Unetelle a pleuré à cause de son mari. Et j’aurai l’impression d’être privilégiée, puisque je suis jolie, que j’ai un emploi et que je séduis autant que je veux. Puis je retournerai dans les bars à la fin de la journée, et tout recommencera.
« Ma mère, qui doit être folle d’inquiétude à
cause de ma tentative de suicide, se remettra de sa frayeur et continuera à me demander ce que j’ai l’intention de faire de ma vie, pourquoi je ne ressemble pas aux autres, puisque, en fin de compte, les choses ne sont pas aussi compliquées que je le pense. “ Regarde-moi, qui suis mariée depuis des années avec ton père et qui ai cherché
à te donner la meilleure éducation et le meilleur exemple possible. ”
« Un jour, je me lasserai de l’entendre répéter le même discours et, pour lui faire plaisir, j’épouserai un homme que je m’obligerai à
aimer. Lui et moi finirons par trouver un moyen de rêver ensemble à notre avenir, notre maison de campagne, nos enfants, l’avenir de nos enfants. Nous ferons beaucoup l’amour la première année, moins la deuxième, à partir de la troisième année, nous penserons peut-être au sexe une fois tous les quinze jours, et nous transformerons cette pensée en action une seule fois par mois. Pis que cela, nous ne nous parlerons 39
presque plus. Je me forcerai à accepter la situation, je me demanderai ce qui ne va pas chez moi
– puisque je ne réussirai plus à l’intéresser, qu’il ne fera pas attention à moi et ne cessera de parler de ses amis comme s’ils étaient son véritable univers.
« Quand notre mariage ne tiendra plus qu’à
un fil, je serai enceinte. Nous aurons un enfant ; pendant un certain temps, nous serons plus proches l’un de l’autre, mais bientôt la situation redeviendra comme avant.
« Alors, je commencerai à grossir comme la tante de l’infirmière d’hier – ou d’avant-hier, je ne sais pas très bien. Puis j’entreprendrai un régime, systématiquement vaincue, chaque jour, chaque semaine, par le poids qui persistera à augmenter malgré tous mes efforts. A ce moment-là, je prendrai ces drogues magiques qui évitent de sombrer dans la dépression, et je ferai d’autres enfants au cours de nuits d’amour qui passeront trop vite. Je dirai à tout le monde que les enfants sont ma raison de vivre, mais en réalité ils m’obligeront à vivre.
« On nous considérera toujours comme un
couple heureux, et personne ne saura ce qu’il y a de solitude, d’amertume, de renoncement derrière cette apparence de bonheur.
« Et puis, un beau jour, quand mon mari
prendra sa première maîtresse, je ferai peut-être 40
un scandale comme la tante de l’infirmière, ou je songerai de nouveau à me suicider. Mais je serai vieille et lâche alors, j’aurai deux ou trois enfants qui auront besoin de moi, et je ne pourrai pas tout abandonner avant de les avoir élevés et installés. Je ne me suiciderai pas : je ferai un esclandre, je menacerai de partir avec eux. Lui, comme tous les hommes, reculera, affirmera qu’il m’aime et que cela ne se reproduira pas. Jamais il ne lui viendra à l’esprit que, si je décidais vraiment de partir, je n’aurais d’autre choix que de retourner chez mes parents et d’y passer le reste de ma vie à écouter ma mère se lamenter toute la journée parce que j’aurais perdu une occasion unique d’être heureuse, qu’il était un mari merveilleux malgré ses petits défauts, que mes enfants souffriraient beaucoup à cause de notre séparation.
« Deux ou trois ans plus tard, une autre femme se présentera dans sa vie. Je le découvrirai – je l’aurai vue ou quelqu’un me l’aura raconté –, mais cette fois je ferai semblant de ne pas savoir. J’aurai dépensé toute mon énergie à
lutter contre la maîtresse précédente, je n’aurai rien sauvé, il vaudra mieux accepter la vie comme elle est en réalité. Ma mère avait raison.
« Il continuera d’être gentil avec moi, je continuerai mon travail à la bibliothèque, avec mes 41
sandwichs sur la place du théâtre, mes livres que je n’arrive jamais à terminer, les programmes de télévision qui seront identiques dans dix, vingt, cinquante ans. Seulement, j’avalerai les sandwichs en me sentant coupable parce que je grossirai ; et je n’irai plus dans les bars, parce que j’aurai un mari qui m’attendra à la maison pour que je m’occupe des enfants.
« Dès lors, il me faudra patienter jusqu’à ce que les enfants soient grands et penser à longueur de journée au suicide, sans avoir le courage de passer à l’acte. Un beau jour, j’arriverai à la conclusion que la vie est ainsi, que cela n’avance à rien, que rien ne changera. Et je m’adapterai. »
Veronika mit fin à son monologue intérieur et se fit une promesse : elle ne sortirait pas de Villete vivante. Mieux valait en finir tout de suite, pendant qu’elle avait encore le courage et la santé pour mourir.
Elle s’endormit et se réveilla plusieurs fois, notant que les appareils autour d’elle étaient moins nombreux, que la chaleur de son corps augmentait, et que les infirmières changeaient de visage – mais il y avait toujours une présence auprès d’elle. Les rideaux verts laissaient passer le son de pleurs, des gémissements de douleur, ou des voix qui murmuraient sur un ton posé et 42
professionnel. De temps à autre, un appareil bourdonnait dans une pièce voisine, et elle entendait des pas précipités dans le couloir. Perdant alors leur intonation posée, les voix étaient tendues et lançaient des ordres rapides. Dans un de ses moments de lucidité, une infirmière demanda à Veronika : « Vous ne voulez pas connaître votre état ?