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Quel que fut ce projet, cette immense surprise qu’ils avaient prévu de faire à la République, j’espérais pour eux qu’elle soit d’importance et je leur souhaitais de réussir. Je suis peut-être vieux et timide, mais je ne suis pas un conservateur : le changement est primordial pour évoluer, et l’Empire, dans lequel j’inclus la République qui l’avait ostensiblement remplacé, est l’ennemi de tout changement. Pendant vingt siècles, Rome avait étouffe l’humanité dans sa poigne bienveillante. La civilisation qu’elle avait engendrée était vide, les vies que vivaient la plupart d’entre nous n’étaient que des parcours absurdes sans valeur ni but précis. Mais dans son acceptation perspicace des dieux et des coutumes des peuples conquis, l’Empire avait transformé le tout en une masse informe. Les temples grandioses et inutiles de la Voie sacrée, où tous les dieux étaient aussi égaux qu’insignifiants, en étaient le symbole le plus flagrant. En vénérant tout et n’importe quoi, les dirigeants de l’Empire avaient transformé le sacré en instrument du pouvoir. Puis leur cynisme avait fini par l’emporter sur tout : le rapport entre l’homme et le divin fut détruit, jusqu’à ce que nous n’ayons plus rien à vénérer à part le statu quot la sainte stabilité du gouvernement mondial. Cela faisait plusieurs années que je me disais qu’une révolution radicale s’imposait, au cours de laquelle toutes les relations figées, gelées et leur cortège de préjugés et d’opinions aussi anciens que vénérables, seraient balayés – un événement au cours duquel tout ce qui est solide se fondrait dans l’air, tout ce qui est sacré serait profané, et où l’homme serait enfin obligé de se confronter la tête froide aux réelles conditions de sa vie. Était-ce cela que ce nouvel exode devait apporter ? Je l’espérais profondément. Car l’Empire était moribond, mais il ne le savait pas. Il pesait sur les épaules de l’humanité telle une bête morte, étouffant sous son propre poids : une bête tellement grande que certaines parties de son corps ignoraient sa mort.

Le troisième jour, Di Filippo vint frapper à ma porte. « Notre Guide est prêt à vous recevoir. »

L’intérieur du logement de Moshé ne différait guère du mien : un simple lit de camp, une unique ampoule nue, une bassine, une armoire. Mais il avait des étagères remplies de livres. Moshé lui-même était plus petit que ce à quoi je m’attendais, un homme trapu qui n’en dégageait pas moins une aura immense, une force quasi invincible. Nul besoin que l’on m’apprenne qu’il s’agissait du frère aîné d’Eléazar. Il avait la même crinière noire en boucles, un regard féroce et un véritable bec de prédateur en guise de nez ; mais parce qu’il était plus petit qu’Eléazar son pouvoir semblait condensé, il semblait sur le point d’entrer en éruption. Il affichait cependant une certaine contenance, une parfaite maîtrise de soi, en somme un personnage austère et effrayant.

Il m’accueillit néanmoins chaleureusement et s’excusa de la brutalité de ma capture. Puis il me montra une série d’exemplaires usés de mes livres sur une de ses étagères. « Vous avez cerné la République mieux que quiconque, docteur Ben Simeon, dit-il. À quel point elle est faible et corrompue malgré sa façade d’amour universel et de fraternité. À quel point son influence s’est révélée nuisible. À quel point son pouvoir est faible. Aujourd’hui, le monde attend quelque chose de complètement neuf : mais quoi ? N’est-ce pas la question, docteur Ben Simeon ? Mais quoi ? »

C’était là un discours calculé, parfaitement préparé, qu’il avait sans aucun doute mis au point dans l’intention de m’impressionner pour me rallier à sa cause, quelle qu’elle fut. Et, effectivement, il m’impressionnait par sa passion et sa conviction. Il parla un bon moment, faisant le tour des sujets et des arguments qui m’étaient devenus depuis longtemps familiers. Il considérait l’Imperium romain, tout comme moi, comme une entité moribonde, sans espoir de rémission, mais qui poursuivait malgré tout sa course insensée. Appelez cela un Empire, appelez-le une République, cet état général persistait et ce concept était devenu obsolète dans notre ère moderne. Les résurgences de nationalismes locaux que l’on croyait disparus depuis des milliers d’années ne pouvaient être ignorées. La tolérance romaine pour les coutumes, les religions, les langues, les dirigeants de ses provinces avait jadis été une politique avisée au fil des siècles, mais elle charriait les graines de la destruction de l’Imperium. Il y avait trop de pays à travers le monde qui ne maîtrisaient que très approximativement les deux langues officielles, le latin et le grec, et où toutes les transactions commerciales se faisaient dans un pot-pourri d’autres langues. Même au cœur de l’ancienne terre natale impériale, le latin s’était dilué en une multitude de dialectes régionaux qui étaient autant de langues différentes – le gallien, l’hispanique, le lusitanien et les autres. Même les Romains de Rome ne parlaient plus le véritable latin, précisa Moshé, mais plutôt un ersatz simplifié, plus mélodieux et plus lent appelé le romain, qui était peut-être parfait pour les airs d’opéra mais négligeait la précision nécessaire pour gouverner. Quant à la diversité des religions que les Romains, dans leur laxisme, avaient encouragée, elle n’avait contribué en aucun cas à la perpétuation des croyances mais plutôt à leur érosion. Il n’y avait que très peu d’individus, à part quelques peuples primitifs et quelques minorités ethniques telles que la nôtre, pour croire en quelque chose de nos jours. Au lieu de cela, presque tous faisaient semblant de vénérer la version moderne du panthéon romain et autres dieux à la mode, mais une société qui tolère tous les dieux ne peut avoir de foi réelle en aucun d’eux. Et une société sans foi est une société sans gouvernail ni cap à suivre.

Moshé voyait en ces éléments, tout comme moi, non pas des signes de vitalité et de diversité, mais les signes avant-coureurs du commencement de la fm. Cette fois-ci, il n’y aurait pas de réunification. Après la chute de l’Empire, des forces réactionnaires avaient réussi à bâtir une République sur ses ruines, mais cette ruse ne pouvait fonctionner qu’une seule fois. Une nouvelle période incendiaire telle que l’histoire n’en avait jamais connue se profilait à l’horizon alors que les parties dispersées du vieil Imperium recommençaient à se faire la guerre.

« Et votre fameux exode ? dis-je enfin, osant l’interrompre dans son discours. De quoi s’agit-il, quel rapport avec ce dont nous venons de parler ?

— La fin est proche, dit Moshé. Mais nous ne devons pas nous laisser emporter par le chaos qui suivra la chute de la République, car nous sommes les instruments du grand dessein de Dieu et notre survie est essentielle. Venez, je vais vous montrer quelque chose. »

Il nous fit sortir. Aussitôt une vieille voiture, n’inspirant guère confiance, arriva à notre hauteur, le grand garçon élancé appelé Joseph était au volant. Moshé me fit signe de prendre place et nous avons emprunté une piste qui longeait le village avant de s’enfoncer dans la partie du désert au-delà de la colline séparant la colonie en deux. Nous avons roulé environ line dizaine de minutes vers le nord à travers une série de dunes rocailleuses, puis longé une autre colline escarpée jusqu’à son extrémité qui se transformait en une vaste plaine. Là, je fus ébahi par le spectacle d’une immense structure en forme de tube métallique argenté reposant sur une demi-douzaine de pieds fragiles telles des pattes d’araignée sur une hauteur d’environ trente cubits, le tout au milieu d’un enchevêtrement de machines, de câbles et d’ouvriers en pleine activité.